Albert, séance 1 - No Future, seuil et autres malices
- Fabrice LAUDRIN
- 12 févr.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 févr.

Albert, cela fait plus d'un an que nous travaillons ensemble. Les séances débutent généralement sur les chapeaux de roues, mais là... tout s’est joué en fulgurance, avant même que je prenne place dans mon fauteuil et Albert sur le canapé. Le tableau de Vincent Sab, cette carte du Fou suspendu, a ouvert immédiatement le dialogue, et nos regards croisés sur le vide et le seuil suffisaient à tracer l’essentiel. Le tableau était le véritable interlocuteur, et ce que nous avons dit ensuite n’a été qu’un écho, une danse légère autour de silences chargés de connivence.
Mardi, 13h45 – Papier bulle et silence
D'ici quelques jours le cabinet organise son premier vernissage de l'année. Un hommage à Vincent Sab et sa thématique sur le Tarot de Marseille. Le premier tableau vient d'être livré, un sacré paquet, monumental, 2 m de cotés ! Je termine d’enlever le papier craft et le papier bulle. C'est mon préféré : Le Fou suspendu, la tête en bas, dans une posture incertaine. Chute ou envol ? Difficile à dire.
Je le redresse lentement contre le mur du cabinet, recule de quelques pas pour mieux le contempler. Il semble déjà avoir trouvé sa place ici, entre équilibre précaire et provocation tranquille. J'entends marcher dans l'escalier. on frappe.
Albert Sumi entre avec cinq bonnes minutes d'avance. 65 ans, veste en cuir usée, piercing toujours vissé à l’arcade, vestige de ses années punk à Nice. Il me jette un regard curieux, avance d’un pas.
— Vous accrochez les arcanes, maintenant ?
Je souris.
— Le Fou de Sab. La tête en bas. Une invitation à penser autrement.
Il s’arrête devant l’œuvre, bras croisés, ses yeux balayant la toile.
— Ça me rappelle Nice… la tête à l’envers, pas d’avenir en vue. Vous y croyez, à tout ce cirque du tarot ?
Je garde le silence une seconde, les yeux sur le tableau.
— Je crois aux seuils. Et ça, c’est un sacré seuil. Entre la chute et l’élan. Ça dépend du regard.
Il ricane, légèrement, puis ajuste son piercing d’un geste presque automatique.
— Ouais. Le seuil… On croit toujours qu’on traverse, mais des fois, on y reste coincé. Le vide m’a avalé, je vous dis.
Je le fixe, intrigué.
— Avalé ? Ou vous avez décidé d’y camper un moment ?
— Un moment ? J’y ai passé des années. Au début, c’était électrique. Le "No future", c’était pas une pose, c’était une certitude. Jusqu’à ce que le vide devienne un vortex.
Il mime un tourbillon avec ses mains.
— Et maintenant ? Vous y êtes encore dans ce vortex ?
— Peut-être. Disons que j’ai appris à flotter dedans. Vous savez, on finit par l’aimer, ce vide. Ça devient familier.
— Ce vide-là, Simone Weil l’appelait un lieu d’attente. Un seuil où l’on peut rester, assez longtemps pour que quelque chose émerge… ou pas.
Il fronce les sourcils, réfléchit un instant, les yeux toujours accrochés au tableau.
— Vous pensez qu’on peut créer avec ça ? Ce vide ?
Je me recule légèrement, esquissant un sourire.
— Absolument. Même le silence fait partie de la musique.
Il hoche la tête, amusé, presque complice.
— Pas mal, ça. Le silence fait partie de la musique. Vous me le notez, celui-là.
Je laisse le silence reprendre ses droits, dense et léger à la fois, pendant qu’Albert fixe encore le Fou suspendu, cherchant quelque chose au-delà de l’image.
— Alors, ce seuil… On en fait quoi, dis-je ?
— On y reste. On regarde. Et si on tombe, on danse dans la descente.
14h45 – Vers le vide
Albert est parti depuis quelques minutes. Le tableau est toujours là, immense, fascinant, presque vivant. Le Fou semble me lancer un défi silencieux, un sourire dans l’œil.
Je me dis que le seuil n’est jamais un lieu fixe. Il est mouvant, joueur, parfois cruel. Un vieux complice farceur, prêt à te pousser du bout du pied pour voir comment tu réagis. Sisyphe en rangers, avec un clin d’œil malicieux.
Le vide, finalement, c’est pas l’ennemi. C’est un terrain de jeu, un interstice, un espace de création sans cadre. Pas pour s’y perdre, non. Mais pour y laisser des traces.
Vers le vide ? Toujours. Avec panache.
Bibliographie
Anzieu, D. (1995). Le Moi-peau. Paris : Dunod.
Bachelard, G. (1957). La poétique de l’espace. Paris : PUF.
Benjamin, W. (1991). Œuvres complètes, vol. II : Paris, capitale du XIXe siècle. Paris : Gallimard.
Camus, A. (1942). Le Mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard.
Lacan, J. (1998). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil.
Sab, V. (2025). Le Fou, carte de tarot inversée [Tableau, 1,90 m].
Weil, S. (1999). La pesanteur et la grâce. Paris : Fayard.
Notions de psychanalyse croisées