Rimbaud. Chapitre 5: Rimbaud, Abramović et l’acte d’abandon
- Fabrice LAUDRIN
- 5 avr.
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Ce dernier volet explore l’abandon comme geste révélateur du sujet. De Rimbaud, qui quitte tout – sa langue, sa jeunesse, son nom – à Marina Abramović, qui se livre à la merci du regard et du geste de l’autre, il s’agit d’examiner comment l’acte d’abandon volontaire peut devenir un seuil d’altération symbolique.
La psychanalyse du Seuil ne le conçoit pas comme une défaite, mais comme une métaphore vive du passage, une faille par où le sujet consent à se reconfigurer. Entre vertige, exposition et silence, ce chapitre met en tension le retrait et la manifestation, dans une lecture où la poésie, la performance et la clinique s’entrelacent au bord de l’irréversibilité.
L’abandon n’est pas le renoncement
Ce que Rimbaud accomplit en Afrique, ce n’est pas une fuite au sens classique. Ce n’est pas un renoncement au sens moral. C’est un geste radical d’arrachement à une position symbolique. Il abandonne l’outil (la langue poétique), le rôle (le poète voyant), le décor (l’Europe), le nom même, pour devenir autre — ou peut-être rien. Ce n’est pas tant une disparition qu’une mutation silencieuse.
Chez Marina Abramović, le geste d’abandon se fait sur la scène même, face au public. Dans Rhythm 0 (1974), elle se livre, sans condition, à la volonté de l’autre. Elle ne répond pas, ne se protège pas. Mais cette passivité apparente est en réalité un acte extrême de présence. Elle expose la vulnérabilité comme terrain de vérité. Elle ne capitule pas, elle se rend disponible.
L’abandon, dans ces deux cas, est un acte actif. C’est le choix de ne plus détenir, de ne plus contenir, de ne plus gouverner. La psychanalyse du Seuil lit dans ce geste une ouverture : une façon d’atteindre ce qui reste du sujet quand il ne maîtrise plus rien. Non plus l’ego, mais le tremblement d’exister.
Rimbaud : Le grand départ comme acte symbolique
Le départ de Rimbaud n’est pas une énigme biographique. Il est un geste poétique absolu. Il ne se contente pas de cesser d’écrire : il disparaît du champ symbolique qui le constituait. Il refuse les honneurs, les reprises, les lectures. Il ne commente rien, ne revient jamais. Le silence devient sa dernière œuvre.
Dans Une saison en enfer, le poème Adieu anticipe déjà ce retrait :
« L’automne déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons. » (Rimbaud, 1873/2021, p. 139)
Il ne s’agit pas d’un exil. Il s’agit d’un changement de plan. La clarté divine n’est pas une révélation mystique, mais un autre régime de présence, sans communauté, sans forme, sans relecture. Le départ est ainsi une traversée volontaire du seuil, non vers un ailleurs, mais vers un hors-sens.
Pour la psychanalyse du Seuil, ce geste équivaut à une analyse sans fin, non parce qu’elle serait inachevée, mais parce qu’elle s’accomplit dans l’effacement des garanties. L’abandon de Rimbaud devient la figuration d’un passage ultime : celui où le sujet n’a plus besoin de dire pour être entendu.
Abramović : L’exposition jusqu’à la désubjectivation
La performance Rhythm 0 de Marina Abramović, en 1974, fait du corps une scène de projection intégrale. Elle s’y tient debout, immobile, six heures durant, entourée de 72 objets mis à disposition du public — des objets inoffensifs (plumes, fleurs) et d’autres violents (couteau, fouet, pistolet chargé). Elle ne parle pas. Elle renonce à tout pouvoir sur la situation.
Au fil des heures, l’audience passe de la curiosité bienveillante à l’agression. Abramović est déshabillée, entaillée, menacée. Mais elle ne réagit pas. Elle reste là, comme une icône ouverte, un pur objet transférentiel.
Ce n’est pas de la soumission. C’est un acte rituel de dévoilement radical. En renonçant à tout mécanisme de défense, elle permet au réel de surgir. Le public, livré à lui-même, révèle ce que le cadre social dissimule. Et Abramović absorbe, sans retour, toute cette énergie.
La psychanalyse du Seuil reconnaît dans cette performance un moment de désubjectivation volontaire, où le corps devient lieu de passage, de tension, de transfert. Le sujet cesse de se poser en unité fermée pour s’ouvrir comme surface d’énonciation brute. Ce que Rhythm 0 produit, ce n’est pas seulement une image, mais une scène clinique primitive.
Clinique du retrait consentant : une autre forme de présence
Dans l’espace clinique, il arrive que le patient veuille cesser d’être entendu. Non pas dans le sens d’un mutisme, mais dans celui d’un désir de ne plus occuper la scène de la parole comme sujet du discours. Il veut se retirer. Ne pas revenir. Et c’est précisément ce geste qui peut être le plus parlant.
La psychanalyse du Seuil n’interprète pas cet abandon comme un échec. Elle l’écoute comme un mode d’apparition autre. Le silence, le retrait, l’abandon sont ici des actes symboliques forts, qui marquent le refus d’une injonction à persévérer dans une forme intenable.
Ce que la clinique apprend alors, c’est que le sujet peut se reconfigurer dans le vide, dans l’acceptation de ne plus savoir, de ne plus vouloir. C’est un moment de grande intensité psychique, où la présence se déplace du dire vers l’être-même. Comme chez Rimbaud, comme chez Abramović, il ne s’agit pas de se dissoudre, mais de faire du retrait une forme.
La faille pour tout, ou la forme ultime de l’adresse
Abandonner n’est pas cesser. C’est transmettre autrement. Rimbaud ne dit plus, mais il laisse une absence qui continue de travailler. Abramović ne parle pas, mais elle offre un silence saturé de sens. Dans les deux cas, l’abandon n’est pas une perte : c’est un autre mode de présence, plus risqué, plus profond.
C’est là que la psychanalyse du Seuil inscrit sa tâche : accompagner le sujet dans ses ruptures, non pour les annuler, mais pour les comprendre comme formes pleines. Dans la faille s’ouvre un monde. Dans l’abandon se révèle une consistance nue.
Là où il n’y a plus rien à dire, il reste à apparaître.
Bibliographie
Abramović, M. (1974). Rhythm 0 [Performance]. Studio Morra, Naples.
Didi-Huberman, G. (2003). L’étoilement. Paris : Minuit.
Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. In Essais de psychanalyse. Paris : Payot.
Guyaux, A. (2021). Rimbaud. Œuvres complètes. Paris : Gallimard, coll. "Poésie".
Lepecki, A. (2016). Singularities: Dance in the Age of Performance. London: Routledge.
Rimbaud, A. (1873/2021). Une saison en enfer. In A. Guyaux (Ed.), Œuvres complètes (pp. 115–140). Paris : Gallimard, coll. "Poésie".
Yalom, I. D. (1989). Love’s Executioner and Other Tales of Psychotherapy. New York: Basic Books.