Rimbaud. Chapitre 2: Rimbaud, Bacon et les bouches impossibles
- Fabrice LAUDRIN
- 5 avr.
- 4 min de lecture

Ce texte propose une lecture croisée de la violence du langage chez Arthur Rimbaud et de la déformation vocale dans les portraits de Francis Bacon.
À partir de la formule poétique du « verbe sangloté » et des images de bouche béante, criante ou fermée de Bacon, nous montrons comment l’art peut faire apparaître le langage non pas comme un instrument de communication, mais comme une blessure en acte, une déchirure dans le corps du sujet.
La psychanalyse du Seuil interprète cette blessure non comme pathologie, mais comme espace de surgissement — là où l’indicible trouve un passage par la déformation. Cette approche renouvelle notre compréhension clinique de la voix, du cri et du silence dans l’expérience esthétique et analytique.
Quand la parole hurle sans dire
Dans l’imaginaire collectif, le langage est souvent conçu comme ce qui soigne. Nommer la chose, c’est déjà l’apprivoiser. La parole serait cette force qui relie, qui structure, qui relève le sujet de ses abîmes.
Mais chez Arthur Rimbaud comme chez Francis Bacon, cette vision rassurante est retournée : le langage n’est pas pacification, il est entaille. Il blesse, il brûle, il rompt. Il ne répare pas, il expose ce qui ne peut être dit.
Chez Rimbaud, cette entaille se joue dans le corps même de la syntaxe. Le poème n’articule plus : il hurle à travers les mots. Chez Bacon, cette entaille est picturale : la bouche ne prononce rien, mais hurle en silence, béante, déformée, trou noir dans la figure.
À chaque fois, il s’agit de faire émerger le lieu où la parole échoue, mais persiste.
La psychanalyse du Seuil s’intéresse à ces lieux. Elle n’analyse pas ce que l’œuvre veut dire, mais ce qu’elle fait au langage, où elle le brise, où elle l’excède, où elle le rend à sa fonction primitive : faille, passage, cri.
Rimbaud : le verbe en morceaux
Dans Une saison en enfer, Rimbaud écrit :
"Je devins un opéra fabuleux."
Ce syntagme déplace la parole de l’espace du sens vers celui de la scène sonore. Il ne s’agit pas d’exprimer quelque chose, mais de se laisser traverser par un tumulte, un flot, une voix venue d’ailleurs. Le sujet rimbaldien n’est plus maître de son dire, il est instrument traversé, violon qui saigne, bouche sans bord.
Dans les Illuminations, la syntaxe est encore plus délitée. Dans Barbare :
« Le chant rôda dans les ardeurs nocturnes. / O le souffle des plaines. / — Que ne puis-je étendre l’arc-en-ciel comme une tente ! »
Chaque vers est une excroissance isolée, une tentative de dire sans dire, un souffle plus qu’une phrase. Le langage n’est plus un vecteur de sens, mais un champ de tensions, une architecture de fissures.
Là, la psychanalyse du Seuil opère un renversement : ce n’est pas une crise du langage, c’est le surgissement du langage comme crise. Le poème ne montre pas l’individu, il trace le contour du lieu où il se perd.
Bacon : la bouche comme abîmes de la figure
Chez Francis Bacon, la bouche est l’organisme de l’impossible. Elle est là, mais elle n’articule rien. Elle aspire, avale, hurle, dévore. Dans Head VI (1949), la bouche est une caverne noire, entourée d’une figure disloquée. Dans Study after Velázquez’s Portrait of Pope Innocent X (1953), le cri est piégé, suspendu, fossilisé dans la peinture.
Ces figures, loin d’être expressives, sont défigurantes.
La bouche n’ouvre pas vers l’extérieur : elle referme le sujet sur son cri. Le langage y est devenu matière picturale, déformée, abîmée, comme si la parole était passée par le feu.
Bacon disait dans ses entretiens avec David Sylvester :
"Je veux peindre le cri, pas l’horreur."
Ce cri sans voix, c’est celui que Rimbaud écrit sans le transcrire. Ce que la psychanalyse du Seuil reconnaît ici, c’est une forme plastique du trauma : une représentation du point de rupture du langage lui-même.
Cliniques du silence, du souffle et du cri
Dans la pratique psychanalytique, la parole ne vient pas toujours. Certains patients restent muets. D’autres parlent en boucle. D’autres encore parlent trop vite, sans lien logique, comme si leur bouche était un canal incontrôlé, traversé par une voix qui n’est pas la leur.
La clinique du Seuil refuse de forcer le retour du langage normatif. Elle accueille ces moments comme des expériences esthétiques du sujet, des performances inconscientes où le symptôme devient poème, où le silence devient seuil.
Une bouche fermée peut être le signe d’un cri antérieur. Une logorrhée, celui d’un silence trop longtemps contenu. Le tableau de Bacon, le poème de Rimbaud, deviennent alors outils de lecture : non pour donner du sens, mais pour accompagner la perte.
Le langage comme plaie encore vive
Le langage est blessure. Non pas une métaphore, mais une réalité. Il saigne, il s’étrangle, il échoue, et c’est là que l’œuvre commence.
Rimbaud laisse sa syntaxe imploser. Bacon pulvérise la figure humaine jusqu’à en faire une faille ovale. Tous deux ne cherchent pas à dire. Ils cherchent à laisser le dire advenir, dans la brèche, dans la blessure.
C’est cette brèche que la psychanalyse du Seuil désigne comme clinique. Non pas là où le sujet se dit, mais là où il devient possible.
Bibliographie
Bacon, F. (1949). Head VI [Peinture]. Arts Council Collection, Londres.
Bacon, F. (1953). Study after Velázquez’s Portrait of Pope Innocent X [Peinture]. Des Moines Art Center, Iowa.
Blanchot, M. (1955). L’espace littéraire. Paris : Gallimard.
Didi-Huberman, G. (2012). La ressemblance par contact. Paris : Minuit.
Guyaux, A. (2021). Rimbaud. Œuvres complètes. Paris : Gallimard, coll. “Poésie”.
Lacan, J. (1966). Écrits. Paris : Seuil.
Rimbaud, A. (1873/2021). Une saison en enfer. In A. Guyaux (Ed.), Œuvres complètes (pp. 115–140). Paris : Gallimard, coll. "Poésie".
Rimbaud, A. (2021). Illuminations. In A. Guyaux (Ed.), Œuvres complètes (pp. 73–110). Paris : Gallimard, coll. "Poésie".
Sylvester, D. (1975). Entretiens avec Francis Bacon. Paris : Thames & Hudson.