Rimbaud. Chapitre 1: Basquiat un Rimbaud visuel.
- Fabrice LAUDRIN
- 5 avr.
- 4 min de lecture

Ce texte propose une articulation entre la désintégration du sujet poétique chez Arthur Rimbaud et la pulvérisation du “je” pictural dans l’œuvre de Jean-Michel Basquiat.
En croisant les outils de la psychanalyse du Seuil et de l’Interstice, nous montrons que le “je” rimbaldien, loin d’être une disparition, constitue une structure de passage : un seuil instable, où le sujet se défait pour pouvoir apparaître autrement.
Cette grille permet d’interpréter certaines œuvres de Basquiat non comme des cris identitaires, mais comme des poèmes visuels rituels, performatifs, où le sujet se déconstruit pour mieux survivre. Le “je est un autre” devient ici un lieu vide mais actif, une béance signifiante par laquelle l’art contemporain continue de dire ce qui ne peut se dire.
Introduction : le Je comme fracture active
La célèbre formule de Rimbaud, “Je est un autre”, extraite d’une lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, n’est pas une provocation de poète précoce. Elle constitue, si l’on l’écoute avec les outils cliniques adéquats, une topologie du sujet moderne : le sujet n’est plus le centre d’où émane le langage, mais un effet du langage lui-même, une faille en acte.
La psychanalyse du Seuil, développée dans le sillage de Freud, Lacan, Anzieu et Camus, pose que le sujet n’existe que dans ses passages, ses transitions, ses traversées de limites. Il n’est jamais substance, toujours position instable, “je” sans socle mais avec tension.
Dans cette perspective, Rimbaud n’est pas un poète romantique en crise : il est un cartographe du seuil, un analyste brutal du décentrement de l’identité. Et c’est cette cartographie que nous retrouvons, transposée, dans la peinture explosive de Basquiat, qui pulvérise le portrait pour en faire un rite de passage vers un je en morceaux.
Rimbaud : du Je au seuil
Il faut relire la lettre de mai 1871 non comme une confession, mais comme un programme de dissolution structurée :
“Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon.”
Le sujet n’est plus sujet de son dire. Il est dit par ce qui le traverse. Chez Rimbaud, le poème devient le lieu d’un transfert de feu, d’un “désajustement” permanent entre moi et langage. Le “je” n’est pas un noyau psychique, mais une interface vacillante, suspendue entre sensation et structure.
Ce que la psychanalyse classique nomme “division du sujet”, la psychanalyse du Seuil y ajoute une dimension topologique : le sujet est un passage actif, un interstice rituel dans lequel quelque chose advient sans se stabiliser.
Basquiat : un Rimbaud visuel
Jean-Michel Basquiat, dans son œuvre peinte entre 1980 et 1988, ne cesse de détruire le portrait. Ses visages sont hachés, rayés, griffés, saturés de mots, de chiffres, de lacérations. Loin d’un simple exutoire, cette déformation relève d’un travail d’interstice : une tentative de dire un “je” qui ne tient pas, mais qui survit.
L'œuvre Untitled (Skull), 1981, en est un exemple saisissant : un crâne à demi ouvert, traversé de lignes de force, où le sujet semble fissuré de l’intérieur. On y retrouve exactement le geste rimbaldien : l’art ne montre pas le sujet, il le fait imploser pour en faire jaillir un autre regard.
Les mots inscrits dans les toiles de Basquiat — “I AM A CHILD”, “ORIGIN OF COTTON”, “IRONY OF A NEGRO POLICEMAN” — ne stabilisent rien. Ils ouvrent des gouffres, des brèches entre identité et image, entre histoire collective et corps individuel.Ce ne sont pas des slogans. Ce sont des fragments poétiques, au sens rimbaldien : des tessons d’être jetés dans l’œil du monde.
Le Seuil comme lieu clinique
Dans le cabinet analytique, ce type d’effondrement du sujet n’est pas pathologique en soi. Il est mouvement.
Quand un adolescent dit “je sais plus qui je suis”, il faut entendre une tentative rituelle de passage, un moment rimbaldien par excellence.
Ce qui se dit là, ce n’est pas la perte d’identité, mais la tension d’un je qui change de peau, qui cherche une nouvelle forme, ou un nouveau silence.
Basquiat ne peint pas son moi. Il peint ce qui tente d’émerger dans l’effondrement du moi.
Il peint le seuil du sujet.
Et cette peinture, si elle peut être écoutée cliniquement, devient un outil de symbolisation, un partenaire du cabinet, un appui pour ceux qui ne peuvent encore se dire.
Survivre par le Je qui ne tient pas
Rimbaud et Basquiat ne partagent ni époque, ni médium, ni biographie.
Mais ils activent le même seuil : le lieu où le sujet se défait pour exister autrement.
Le “je est un autre” n’est pas une fuite, mais un dispositif de survie poétique, une manière d’échapper à l’assignation, à la clôture, à l’identité fixe.
C’est pourquoi ce texte appelle à penser le sujet non comme un noyau, mais comme une faille fonctionnelle, un “entre-deux” radical qui rend l’art — et la parole — encore possibles.
Bibliographie
Anzieu, D. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod.
Basquiat, J.-M. (1981). Untitled (Skull) [Peinture]. The Broad, Los Angeles.
Camus, A. (1942). Le Mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard.
Didi-Huberman, G. (1992). Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Minuit.
Friedrich, H. (1959). La structure de la poésie moderne. Paris : Seuil.
Kristeva, J. (1980). Pouvoirs de l’horreur. Paris : Seuil.
Lacan, J. (1966). Écrits. Paris : Seuil.
Rimbaud, A. (1871). Lettre du voyant. In Œuvres complètes (1980), éd. A. Guyaux. Paris : Garnier-Flammarion.
Yalom, I. D. (1989). Love’s Executioner and Other Tales of Psychotherapy. New York: Basic Books.