Musée de Pont-Aven : Écran total — Corinne Vionnet, Érosion du regard et disparition de soi.
- Fabrice LAUDRIN
- 16 févr.
- 3 min de lecture

Musée de Pont-Aven
1 février au 4 mai 2025
La salle est silencieuse, à peine troublée par le froissement imaginaire des images qui s’empilent, glissent et s’évanouissent sous nos yeux. "Écran total", l’exposition de Corinne Vionnet au Musée de Pont-Aven, n’est pas un simple regard sur le numérique, c’est une déambulation dans l’usure du réel, un vertige doux-amer où chaque image contient déjà sa disparition.
Avec ses collages photographiques, Vionnet superpose des centaines de clichés glanés sur Internet. Ce ne sont pas n’importe quels clichés : ce sont les images stéréotypées du tourisme mondialisé, celles que chacun croit uniques en appuyant sur l’obturateur mais que tout le monde partage sans cesse. Une tour Eiffel, mille fois la même. Un Taj Mahal, si familier qu’il en devient une tache blanche sur la rétine. Le sujet s’efface. Ce n’est plus un regard, c’est un motif spectral, une trace floue de ce que nous pensions avoir vu.
Dans la série "Photo Opportunities", les monuments emblématiques du monde entier deviennent des spectres visuels, des paysages-fantômes réduits à leur persistance rétinienne. On croit reconnaître, mais déjà l’image nous échappe. Le réel est broyé par l’excès de sa représentation, un vertige d’accumulation où tout s’efface dans l’abondance. Vionnet met en scène l’usure du regard, cette fatigue visuelle collective face au trop-plein d’images.
Le regard et la Psychanalyse du Seuil : entre disparition et interstice
Si le regard est une porte vers le réel, Corinne Vionnet en fait ici un seuil incertain, un espace fragile entre présence et dissolution. Dans la Psychanalyse du Seuil, le regard est plus qu’une simple perception visuelle : c’est un espace de transition, un passage entre l’imaginaire et le réel, entre l’autre et soi-même. Chez Vionnet, ce seuil devient un lieu d’érosion, où le sujet ne peut plus s’ancrer, emporté par le flux numérique.
Chaque œuvre est une sorte de palimpseste visuel, où les images se sédimentent sans jamais s’ordonner. Le sujet s’y perd, se dissout, à l’image du moi numérique flottant. C’est là que la Psychanalyse du Seuil entre en résonance : l’interstice est ici un espace de disparition plutôt que de révélation, un point de fuite où la surcharge devient silence, où le visible s’efface dans l’éclat blanc des images trop répétées.
La mémoire collective et l’anéantissement du sujet
L’autre force du travail de Vionnet, c’est sa capacité à faire surgir le collectif dans l’intime, à montrer comment l’expérience personnelle devient un lieu de mémoire partagée, mais aussi de standardisation. Ce que nous croyons être nos souvenirs visuels, nos expériences uniques, est en réalité un cliché commun, un récit partagé mille fois, jusqu’à l’épuisement.
Dans cette disparition du sujet dans l’image, une forme de mélancolie sourd : l’étrange tristesse d’un monde où nous ne voyons plus vraiment, où chaque image est déjà recouverte par la suivante. L’image numérique, plutôt que d’élargir l’espace du regard, devient ici un écran de séparation, un mur entre soi et l’expérience. Ce n’est plus une fenêtre, c’est un seuil vers l’effacement, vers une perte douce et diffuse.
Courte biographie de Corinne Vionnet
Corinne Vionnet, artiste franco-suisse née en 1969, est reconnue pour son travail sur la mémoire visuelle collective et l’impact du numérique sur notre perception du monde. Diplômée en communication visuelle à l’École cantonale d’art de Lausanne, elle explore dès les années 2000 l’imagerie en ligne et les dynamiques de répétition et d’accumulation propres à l’ère numérique.
Sa série "Photo Opportunities" (2005) la fait connaître internationalement pour ses collages photographiques, réalisés à partir d’images trouvées sur Internet, qui interrogent les comportements touristiques, l’usure du regard et la disparition du sujet sous l’excès visuel. Ses œuvres ont été exposées dans de nombreux musées et galeries, notamment au Musée de l’Élysée (Lausanne) et au Musée de Pont-Aven.