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Marie, séance 1 - La voix oubliée, quand la Sirène choisit de chanter à nouveau

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 4 févr.
  • 9 min de lecture



Mardi 21 janvier, 16:00


Marie s’allonge directement sur le sofa, neuvième séance. Je connais bien cette patiente. Une fonctionnaire municipale avec de lourdes responsabilités. La cinquantaine, un sacré morceau sur Pont-Aven. Présente à chaque événement associatif, à chaque vin d’honneur, à chaque mariage de notre petite communauté, à chaque enterrement aussi. Mariée à un commerçant natif de Pont-Aven, deux ados connus pour être assez turbulents, mais sympathiques.


La séance démarre rapidement après les salutations d’usage, l’assurance qu’aucun événement majeur n’oriente de manière urgente notre travail, le temps pourri, mais c’est l’hiver, ça tue la vermine. Elle me remémore elle-même les trois mots de fin de la dernière séance : foulard, pieds, mer.


Je rebondis sur pieds :

« Marie, pouvez-vous me repréciser ce terme pieds ?

— Oh, je l’avais sorti comme ça pour vous faire plaisir, en fait. Fallait bien trois mots. Mais cette semaine j’ai quand même eu le temps d’y réfléchir. Vous connaissez La Petite Sirène ? Celle de Hans Christian Andersen, pas celle avec les chansons et les happy ends. Moi, gamine, je l’adorais. C’était… romantique, tragique, parfait. Elle a tout fait pour avoir des pieds. »


Elle sourit brièvement, presque par automatisme, mais ses yeux, eux, restent ailleurs. Je reprends

« Oui, en effet, le conte, mais aussi une belle dizaine d’adaptations cinématographiques et un ballet, je crois. C’est une vraie tragédie grecque !

— Bah voilà.

— Aimez-vous toujours autant cette histoire de pieds ? »


Marie hésite, comme si cette question n’avait pas vraiment de réponse.

« Aujourd’hui, je la trouve terrifiante. Cette fille, elle donne tout. Sa voix, son monde, jusqu’à sa propre douleur. Tout ça pour quoi ? Pour un homme qui ne la regarde même pas vraiment.

— Et elle vous rappelle quelqu’un, n’est-ce pas ?

— D’après-vous ? Toutes les petites filles s’identifient un jour ou l’autre à ces fichus contes. C’est fait pour ça. Moi, j’ai toujours été cette petite sirène.

— Même à l’âge adulte ?

— Bon Dieu, oui ! Et d’autant plus aujourd’hui.

— Continuez.

— Vous savez bien, mon boulot c’est parler, mettre tout le monde d’accord, partout et en même temps. La petite sirène avait un souci de jambes et de voix. Pareil pour moi. Moi, mes jambes, c’est ma carrière, j’ai tout sacrifié pour elle, ma voix, c’est ma spontanéité. Vous savez ce que c’est, d’apprendre à parler comme eux, les hommes, pour qu’ils vous prennent au sérieux ? »


Elle ajuste son écharpe, comme si ce geste pouvait la réchauffer. Je lui propose une couverture. Elle refuse.


Je reprends :

« La Petite Sirène, c’est aussi et surtout une histoire de royaumes, de lieux étanches l’un à l’autre. Quel est le vôtre actuellement.

— Bah, c’est là où ça coince. A aucun. Ma carrière, ma famille ? Je suis loin de m’y sentir légitime, finalement. Aucun ne m’appartient vraiment.

— Bien, et ce royaume du travail, à qui appartient-il ?

— À tout le monde sauf à moi. Enfin, c’est ce que je me dis. Mais parfois, je me demande si je n’ai pas fini par croire que c’était vraiment mon choix.

— Pourtant, la fonction territoriale n’est accessible que par un concours. C’était initialement votre choix, pas une simple opportunité d’emploi, non ?

— En règle générale, oui. Mais il y a toujours des exceptions. J’y suis entrée en tant que vacataire et puis la qualité de mon travail et les besoins du moment ont fait que je suis devenue titulaire rapidement, sans concours.

— Vous aviez au moins décidé de signer votre passage de vacataire à titulaire ?

— Probablement. Mais vous savez, la question se posait autrement à l’époque. Être fonctionnaire ce n’était pas une fin en soi, juste une valeur et l’assurance d’un revenu honnête et régulier. Au début, je voulais juste montrer que j’en étais capable. Vous savez, cocher toutes les cases. Être la meilleure stagiaire, la meilleure contractuelle, la meilleure employée municipale ici dans le petit royaume de Pont-Aven, la meilleure mère aussi. Mais maintenant…


Elle s’interrompt, cherche ses mots. Quelque chose sort entre ses dents :

« Maintenant, C’est comme si je parlais tout le temps, mais que personne ne m’entendait vraiment. Avant c’était agaçant, maintenant c’est angoissant.

— Peut-être que ce n’est pas vraiment votre voix à vous qu’ils entendent ou qu’ils écoutent. »


Marie se relève brusquement sur le sofa et cherche mon regard. Je la laisse comprendre ce qui vient de l'effleurer. J’attends qu’elle reprenne la parole, sa parole :

« Ma voix, la mienne, aurait disparu comme celle de la Petite Sirène ? Et vous croyez qu’elle est encore là, ma voix?

— Je ne crois rien, vous le savez bien. Nous explorons. Mais peut-être qu’elle attend. Et si vous l’aviez muselée vous-même pour correspondre à ce monde ? A tel point qu’elle n’ose plus sortir. »


Un silence s’installe. Marie fixe un point invisible devant elle, son visage est tendu, mais quelque chose se relâche imperceptiblement dans ses épaules.

« Quand j’étais petite, je chantais tout le temps. Ça agaçait tout le monde, sauf mon père. Lui, il me disait toujours : “Continue, Marie, chante pour toi.”

— Nous y sommes… Votre père ? »


Elle sourit tristement.

« Mon père, oui. À un moment, j’ai arrêté. Je ne sais même plus pourquoi. Ni même si je chantais vraiment pour moi ou bien pour entendre ses encouragements. En tout cas, j’ai arrêté de chanter, ça c’est certain. Pourquoi ?

— Peut-être que vous grandissiez, peut-être parce que le monde a commencé à demander autre chose. Des mots bien pesés, des sourires dosés, plus responsables.

— Oui… Et maintenant, même mes enfants disent que je parle comme une cheffe. Vous savez ce que ça fait, d’entendre ça ?

— Cela semble vous faire peur. »


Elle acquiesce lentement, les mains rassemblées sur ses genoux. Elle reprend, toujours entre ses dents, à tel point que je dois tendre l’oreille :

« Ça me terrifie. Parce que je ne sais plus comment parler autrement.

— Et si, pour une fois, vous ne parliez pas ? Si vous laissiez simplement votre voix revenir, sans effort, sans contrôle. »


Marie ricane doucement :

« Vous voulez que je me remette à chanter ?

— Qu’en pensez-vous ? La Petite Sirène a donné sa voix pour marcher. Peut-être que vous, vous pourriez arrêter de marcher un moment pour retrouver la vôtre. »


Un silence. Pas le genre gênant, non, plutôt le genre qui s’installe comme un vieux copain : réfléchi, presque confortable. Marie se cale enfin contre le dossier du sofa, comme si elle venait de comprendre que respirer, ça ne la tuerait pas. Un petit pas pour l’humanité, un grand pour une femme qui, visiblement, ne s’était pas autorisée à souffler depuis l’invention du tableau Excel.


Elle me regarde, un peu moins sur la défensive, mais avec cette étincelle dans les yeux qui dit : “Je ne vais pas vous faciliter la tâche, mon gars.”


Moi, je reste là, carnet en main, à me demander si Freud avait prévu ça dans ses cogitations : une sirène en talons de huit centimètres, assise sur un vieux sofa couleur bleu canard, qui se demande comment on fait pour récupérer une voix qu’on a étouffée sous des slides et des dîners de comité.


Elle reprend avec l’air d’une gamine allant faire un coup pendable :

« Et vous voulez que je chante pour vous, comme pour mon père ?

— Le voisin est parti ce matin travailler, la boutique de hamburgers en face est fermée pour l’hiver, pas de touristes égarés dans la rue. A part les mouettes, je ne vois pas qui pourrait en rire.

— Non, ce serait ridicule. Et d’abord, vous croyez vraiment qu’on peut retrouver une voix ? Une vraie, je veux dire une qu’on écoute. Pas celle qu’on sort pour dire : “Encore un café, merci.”

— Elle doit bien traîner quelque part, non ? Dans un coin, à attendre que vous lui ouvriez la porte.

— Et si elle s’est tirée pour de bon, ma voix ? Si elle a, précisément, claqué la porte, dégoûtée par tout ce que je lui ai fait subir ? Personne n’attend éternellement derrière une porte, à part sous la contrainte.

— … à part sous la contrainte. Si elle s’était tirée, vous ne seriez pas là. Vous seriez tranquillement en train de continuer comme avant, à piétiner dans vos talons aiguilles et en souriant, par-dessus le marché. Mais vous êtes ici, à parler d’elle. C’est qu’elle est encore là, non ? »


Marie croise les bras, se cale un peu plus dans le fauteuil, comme si elle testait cette idée. Mais elle refuse manifestement de relâcher totalement la bride. Probablement parce que je suis là, moi, avec mes lunettes sur le bout du nez et mon carnet noirci jusqu’à l’os.


Elle reprends avec un large sourire :

« C’est beau ce que vous dites. Vous savez que c’est quand même un peu facile, mais beau.

— Beau, peut-être. Facile, sûrement pas. Si c’était facile, vous auriez déjà retrouvé cette voix en chantant sous la douche. Pas besoin de moi, juste vous et vous. Mais là, on parle de la vraie, celle que vous n’avez pas entendue depuis… combien de temps ? »


Elle reste un instant figée, comme si elle cherchait la réponse dans un dossier mental perdus dans les méandres de son histoire.

“Enfin un dossier mal rangé. Oui...”, doit-elle penser.

Marie reprend :

« Depuis trop longtemps. Mais bon, vous allez me dire quoi ? Vous voulez vraiment que je me remettre à chanter, c’est ça ?

— Pourquoi pas ? Une chanson pour commencer. Rien de grandiose, juste un petit air. Ça ne coûte rien d’essayer. Et si ça ne marche pas, vous m’en voulez et je vous offre le café. »


Un silence, encore. Cette fois, c’est elle qui esquisse un sourire, un vrai, mais qu’elle tente de masquer derrière un soupir.

« Monsieur, vous êtes doué pour embobiner les gens, vous savez ?

— Je ne suis pas là pour vous embobiner, Marie. Je suis là pour vous aider à trouver cette voix. Après tout, c’est vous qui l’avez troquée.

— Ne vous sentez pas agressé. Allez, un peu d’humour. Juste que j’ai hâte d’aller prendre une douche. Vous allez me demander les trois mots résumant la séance. Eh bien les voilà, directs et tout chauds : Voix, sacrifice, renaissance.

— Parfait ! Vous voyez, bientôt, vous n’aurez franchement plus besoin de moi.


Elle se lève, ajuste son écharpe, et me lance ce regard qui dit qu’elle n’est pas encore convaincue, mais qu’elle y réfléchit. Et au moment où j’ouvre la porte, elle se retourne vers le sofa, le sourire en coin :

« Et pour vous, derrière cette porte, il y a plus d’une voix, n’est-ce pas ?

— Il y a déjà la vôtre.

— Eh ben, je vais essayer de la prendre au passage. Bon, faut que j’y aille, mon mari et les gamins rentrent dans une heure. Pas envie qu’il entende le concert de casseroles. »


 

19h30. Le cabinet est enfin vide. D’autres voix sont passées derrière Marie mais c’est la sienne qui me hante. La bouilloire chante une dernière fois, et moi, je me frotte les yeux.

La Petite Sirène, la chanson du dessin animé me tourne dans la tête comme un vieux disque rayé :


« Moi je voudrais, parcourir le monde,

Moi je voudrais, voir le monde danser,

Le voir marcher sur ses... comment ça s'appelle ?

Ah ! Pieds »


Une histoire qu’on sert aux gosses, mais qui aurait mérité un avertissement parental : “Attention, contenu émotionnel dangereux.”


Cette jeune fille qui donne sa voix, son monde, sa peau, tout ça pour quoi ? Pour une paire de talons aiguilles qui la font souffrir et un prince qui regarde ailleurs. La métamorphose du siècle, mais personne n’a pensé à lui filer des béquilles.


Je touille mon café. Sa voix. Celle qu’elle abandonne pour être aimée. Une tragédie classique, presque banale. Parce que c’est toujours la voix qu’on perd en premier, non ? Celle qui dit la vérité, qui chante hors des cadres, qui refuse les rôles taillés sur mesure. C’est celle-là qui dérange, alors on l’étouffe. On la met en sourdine, et on apprend à parler comme les autres. Pour plaire. Pour appartenir. Jusqu’au jour où on se rend compte qu’on ne sait plus à qui on parle ni pourquoi, ni si c’est vraiment la nôtre.


Marie est venue me dire qu’elle a tout donné pour ce monde, ce royaume. Un monde qui n’a jamais existé pour elle, mais qu’elle a appris à dompter. Et maintenant, elle me demande : “Vous croyez qu’on peut retrouver une voix qu’on a sacrifiée ?” Et moi, je ne sais pas. Peut-être qu’elle est toujours là, sa voix. Peut-être qu’elle attend juste qu’on ait le courage de l’écouter, même si ce qu’elle dit fait mal.


Je termine mon café. Tiède, comme d’habitude. Mais dans ma tête, ça bouillonne. Parce que la vraie question, c’est pas est-ce qu’on peut retrouver sa voix ? La vraie question, c’est est-ce qu’on est prêt à l’entendre ?


Je débranche la bouilloire, éteins la lumière. Dans la rue, le brouillard recouvre tout, mais dessous, il y a toujours du bruit. Il suffit d’écouter. Une voix, ça revient toujours. Faut juste espérer qu’on ne l’a pas oubliée avant qu’elle manque de souffle définitivement.



 


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