Lettre ouverte à la critique d'Art et aux agents artistiques
- Fabrice LAUDRIN
- il y a 3 jours
- 4 min de lecture

Comment regarder, comment transmettre l’art, maintenant ?
LETTRE À LA CRITIQUE D’ART
Pourquoi vous ne pouvez plus tenir.
Quelque chose a changé.
Quelque chose de profond.
Quelque chose qui rend vos anciens outils inopérants, et vos anciennes certitudes muettes.
Ce changement, il est simple à dire. L’artiste, aujourd’hui, n’est plus limité par son époque, ni par son lieu, ni par sa culture.
Avant, un artiste ne pouvait être perméable qu’à ce qui l’entourait.
À son territoire, à son héritage, à ses techniques, à son temps.
Ses influences étaient situées, visibles, datables.
L’histoire de l’art pouvait tracer des lignes, suivre des filiations, comprendre des gestes.
Mais aujourd’hui ?
Tout est accessible.
Toutes les bibliothèques du monde.
Toutes les images.
Tous les gestes.
Toutes les cultures.
Toutes les époques.
Et surtout :toutes les techniques.
Ce qui était jadis un apprentissage, un obstacle, une spécialisation, est devenu une texture.
Un plasticien peut convoquer l’huile, la 3D, l’encre, le code, le textile, l’IA, le bronze, dans le même souffle.
Il n’a plus besoin de choisir.
Il compose.
La technique n’est plus un frein.
Elle n’est plus un moteur.
Elle est un outil fluide, désacralisé, perméable.
Dès lors, comment lire une œuvre ?
Comment savoir ce qu’elle fait, ce qu’elle vaut, ce qu’elle déplace, quand elle ne vient de nulle part assignable, qu’elle n’invente plus un geste, et qu’elle contient déjà tout ?
La critique d’art, aujourd’hui, ne sait pas répondre.
Elle continue de chercher des styles.Des ruptures.Des filiations.Des intentions.Des manifestes.
Mais elle oublie le seul critère qui reste vraiment vivant :
Ce que l’œuvre fait au regard. Ce qu’elle déplace dans le corps du spectateur. Ce qu’elle incline, doucement ou violemment, dans l’axe intérieur du sujet.
C’est là qu’il faut aller.
Non plus vers l’analyse, mais vers l’inclinaison.
Une œuvre ne doit plus être comprise.
Elle doit être traversée.
Et observée depuis l’effet qu’elle provoque.
Depuis ce déséquilibre fertile.
Depuis ce Vide autour duquel le regard commence à tourner autrement.
Il existe une manière de lire en ce sens.Elle ne s’impose pas.Elle n’écrase rien.Elle propose une autre orientation du regard.
On l’appelle — discrètement — la Matrice du Seuil.
Ce n’est pas une grille.Ce n’est pas un système.C’est une manière d’écouter l’œuvre autrement.
Elle part d’un constat simple :
Une œuvre ne vaut plus par ce qu’elle est, ni par ce qu’elle montre, mais par ce qu’elle fait.
Elle cherche à repérer où l’œuvre agit.Pas sur la rétine.Pas sur la culture.Mais sur l’axe intérieur du sujet.
La Matrice du Seuil s’articule autour de quatre champs :
Ce que l’œuvre fait à l’inconscient— par l’image, le langage, le choc, l’énigme.
Ce qu’elle déclenche dans la perception— sensation, pensée, émotion, intuition.
Le type de passage qu’elle propose— seuil, interstice, transfert, hospitalité.
Le Vide qu’elle creuse ou révèle— un vide qui n’absorbe pas, mais qui réoriente.
Elle ne donne pas de note.
Elle ne juge rien.
Elle trace un déplacement.
Celui du regard, du corps, du sujet.
Elle permet de lire une œuvre comme une inclinaison.
Non plus vers le beau, ni le nouveau, mais vers ce que l’on ne savait pas encore pouvoir ressentir.
Si la critique d’art veut survivre à ce basculement, elle devra un jour s’y porter.
Elle devra, elle aussi, changer d’axe.
Abandonner l’idée qu’on regarde une œuvre, mais accepter que ce soit elle, désormais, qui nous regarde.
LETTRE AUX AGENTS ARTISTIQUES
Ce que vous tenez. Ce que vous pourriez faire basculer.
Vous tenez beaucoup.Des clés, des liens, des accès.Vous avez l’œil, le réseau, le flair, le goût, les nerfs.Vous sentez ce qui monte, ce qui circule, ce qui se vend.
Mais ce que vous tenez n’est plus ce que vous croyez.
Ce qui fait œuvre, aujourd’hui, n’est plus ce qui s’inscrit dans un marché, ni ce qui se place dans une tendance, ni ce qui émerge d’un style reconnaissable.
Ce qui fait œuvre, aujourd’hui, c’est ce qui provoque une inclinaison du regard, un déplacement du centre.
Un petit effondrement fécond.
Le monde a changé.
Et l’art aussi.
Les artistes n’ont plus besoin de style.
Ils ont accès à toutes les techniques, toutes les images, toutes les époques, toutes les cultures.
Ils composent avec le monde entier comme une seule palette.
Et leurs œuvres transpirent de tout, sans devoir rendre hommage à rien.
Alors vous, qui tenez le fil entre la création et le public, il ne vous suffit plus de "présenter".
Il faut apprendre à disposer l’œuvre comme un champ de transformation.
Vous n’êtes plus les gardiens du temple.Vous êtes les architectes du seuil.
Vous ne montrez plus une œuvre pour ce qu’elle est.Vous organisez les conditions de ce qu’elle peut faire.
Cela demande une autre écoute.Une autre attention.Une autre manière de choisir, d’accrocher, de parler.
Vous devez sentir l’effet d’inclinaison que chaque œuvre porte en elle.Non plus seulement sa forme, mais son pouvoir de désaxer.
Non plus :
« Est-ce beau ? Est-ce nouveau ? Est-ce vendable ? »Mais :« Où cela agit-il ? Et sur qui ? »
Il existe un outil pour cela.Un outil souple, vivant, non contraignant.Ce n’est pas un cadre rigide.C’est un axe.Une manière de lire une œuvre depuis ce qu’elle fait basculer.
La Matrice du Seuil.Elle ne remplace rien.Elle déplace.
Si vous vous en approchez,vous deviendrez autre chose qu’un agent.
Vous deviendrez :
un cartographe de transformation. Un scénographe de seuil. Un compositeur de déséquilibres féconds.
Et le public ne viendra plus "voir des œuvres".
Il viendra se laisser traverser.