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Les Anthropométries d’Yves Klein : Une lecture croisée entre Psychanalyse du Seuil et Archétypes jungiens

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 9 févr.
  • 22 min de lecture

POUR CITER CET ARTICLE

Laudrin, F. Les Anthropométries d’Yves Klein : Une lecture croisée entre Psychanalyse du Seuil et Archétypes jungiens. Pont-Aven : Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse, Session 1/2025 (2025).

RÉSUMÉ / ABSTRACT

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Archives Klein / Anthropométries



 


Les Anthropométries d’Yves Klein sont bien plus que des performances ou des peintures. Ce sont des événements rituels, des actes où le corps devient l’instrument d’une écriture immédiate, sans retour possible. Chaque empreinte, chaque contact entre le pigment bleu et la toile est un instant figé dans l’épaisseur du geste, une mémoire vivante qui s’inscrit directement dans l’espace pictural. Rien n’est laissé au hasard dans ces performances : la lumière, le silence et la Symphonie Monoton-Silence composent un dispositif scénique qui plonge le spectateur dans un état de suspension, où le temps semble s’étirer et se plier sur lui-même.


Au centre de ce rituel, les modèles féminins, nus, enduits de pigment bleu, avancent, appliquent leur corps sur la toile sous la direction précise de Klein, laissant une empreinte qui n’est ni une simple trace, ni une représentation. Ce n’est pas un corps imité, mais un fragment de présence, une marque d’un passage éphémère. Le bleu intense, saturé, semble vibrer sur la toile, comme s’il conservait encore l’énergie du geste qui vient de disparaître. Chaque empreinte est une mémoire partielle, une mémoire en suspens, qui attend d’être réactivée par le regard de celui qui la contemple.


Contrairement à la peinture traditionnelle, où le geste disparaît sous les couches successives de couleur, les Anthropométries capturent le geste dans sa forme la plus brute. Ce n’est plus une image construite, mais l’empreinte directe d’un instant irréversible. Le geste devient alors un seuil temporel, un point de rupture où le passé du corps en mouvement dialogue avec le futur de l’image laissée sur la toile. Ce dialogue temporel ouvre une dynamique complexe : chaque empreinte est à la fois ancrée dans un temps passé et projetée dans un temps à venir, toujours en attente d’une interprétation, d’une projection symbolique.


Le corps disparaît, mais son absence est lourde de sens. Ce qui reste sur la toile, ce sont des fragments, des morceaux d’un geste dispersé dans l’espace pictural. Chaque empreinte devient une scène en soi, un espace à recomposer mentalement, où le spectateur est invité à deviner ce qui manque, à compléter ce qui s’est retiré. L’absence devient une forme d’écriture, une manière de dire ce qui ne peut être montré directement. Dans ce jeu entre présence et disparition, entre geste et trace, les Anthropométries déploient une symbolique du corps éclaté, toujours à la limite du visible, toujours en tension entre ce qui est là et ce qui échappe.


Ce seuil entre présence et absence ouvre une nouvelle lecture de ces œuvres. La Psychanalyse du Seuil y voit un espace d’articulation entre le réel du corps et le symbolique de l’image. Chaque empreinte n’est plus seulement un souvenir du geste, mais une scène où se joue un passage d’un état à un autre. Ce n’est plus un simple corps imprimé dans le pigment, mais un corps en transition, un corps qui glisse du tangible vers l’intangible, qui se transforme en un signe, une mémoire ouverte.


Le bleu, omniprésent, agit ici comme une matière de passage, un filtre entre les mondes. Il n’est pas seulement un pigment, il est un seuil en soi, une frontière entre l’immédiateté du geste et la permanence de l’image. Yves Klein en fait l’élément central de son langage, une couleur-matière qui ne représente rien mais qui contient tout, une couleur qui n’est ni une surface ni une profondeur, mais un espace d’intensité pure.


Dans cette logique, les Anthropométries deviennent des laboratoires du seuil, des lieux où le corps, le temps et l’image se croisent sans jamais se figer. Elles sont des espaces de transition, des moments de bascule où le corps vivant devient une trace, où le geste éphémère se prolonge dans une mémoire visuelle. Chaque empreinte est une articulation vivante, un point de passage entre ce qui a été et ce qui reste à venir.

Le spectateur, face à ces empreintes, est lui-même pris dans ce seuil. Son regard complète l’œuvre, active les fragments laissés en suspens, projette ses propres imaginaires dans ces espaces vides. Ce n’est plus seulement une image qu’il contemple, mais une scène où son propre corps devient partie prenante, où ses souvenirs, ses propres passages, viennent dialoguer avec la mémoire du geste inscrit dans la toile.


Les Anthropométries, en cela, ne sont pas des œuvres figées. Elles sont des champs ouverts, des invitations à traverser le seuil, à habiter l’espace laissé par le corps retiré. Elles ne représentent pas, elles transforment. Elles ne racontent pas, elles laissent entrevoir. Chaque empreinte est un fragment d’un récit qui ne s’achève jamais, un fragment d’un corps en devenir, toujours en tension, toujours sur le point de surgir à nouveau.

Cette lecture ouvre des perspectives nouvelles sur la manière dont l’art peut capturer l’insaisissable, sur la manière dont le geste devient une mémoire partagée. Dans les Anthropométries, Klein ne cherche pas à figer le corps : il en capture le passage, il en révèle la vibration, il en fait une image vivante, toujours en mouvement, toujours à réinventer.


Temporalité éclatée et articulation du seuil

Dans les Anthropométries d’Yves Klein, le temps n’est jamais linéaire. Chaque empreinte est un fragment arraché au flux temporel, une suspension dans l’éternité du bleu. Pourtant, ce n’est pas un arrêt pur, ni une fixation figée du geste : c’est un temps éclaté, une coexistence de plusieurs récits temporels qui se croisent et se superposent sans jamais se résoudre. Le temps y est multiple, en tension constante entre l’avant et l’après, entre le geste passé et la trace en attente d’un futur regard.


Contrairement à une narration picturale classique, qui organise le regard dans une continuité, les Anthropométries jouent sur l’éclatement de l’instant. Chaque empreinte est un point de bascule entre ce qui a été et ce qui pourrait advenir. Le corps s’est imprimé sur la toile, mais la trace n’est pas seulement le souvenir d’un geste accompli. Elle devient un espace de projection temporelle, où le passé du geste dialogue avec le futur du regard. Le spectateur, face à ces fragments de corps, est projeté dans une temporalité plurielle : il est invité à parcourir l’empreinte, à en deviner l’origine, à en imaginer la suite.


Dans ces œuvres, Klein ne capture pas seulement le corps, il en déploie la mémoire temporelle. Chaque empreinte agit comme un fragment d’un récit inachevé, une pièce d’un puzzle temporel sans bordure. Ce n’est pas une simple succession d’empreintes sur une surface, mais une mise en scène du temps lui-même, une chorégraphie de la durée inscrite dans l’épaisseur du pigment. Le temps y devient une matière plastique, aussi malléable que la surface de la toile. Il s’étire, se contracte, se plie sur lui-même, formant des boucles, des spirales, des nœuds qui défient toute logique linéaire.


Dans ce dialogue avec le temps, chaque empreinte est un seuil. Elle n’appartient plus au passé, mais pas encore au présent. Elle se situe dans une temporalité intermédiaire, un entre-deux où le geste et la trace continuent de résonner l’un dans l’autre. Ce seuil n’est pas une frontière fixe, c’est un lieu de passage, une articulation vivante où le temps s’entrelace avec l’image, où le geste semble encore vibrer dans le pigment, comme un écho lointain du corps qui s’est retiré.


Cette dimension éclatée du temps ouvre une perspective phénoménologique essentielle. Le temps des Anthropométries, tout comme le temps vécu selon Merleau-Ponty, n’est jamais un simple déroulement chronologique. Il est toujours une tension, une coexistence du passé et du futur, une présence de l’absence. Chaque empreinte est à la fois un vestige et une promesse. Elle témoigne de ce qui a été, mais garde en elle un potentiel d’avenir, une invitation à imaginer ce qui pourrait advenir.


Le bleu profond des Anthropométries joue ici un rôle crucial. Il agit comme un réceptacle de cette temporalité éclatée, une surface où le temps semble se suspendre, prêt à s’étirer à nouveau. Ce bleu n’est jamais plat : il respire, il palpite, il semble absorber le geste pour mieux le prolonger. Le bleu devient un seuil temporel en soi, une interface entre l’instant et la durée, entre l’action immédiate et la mémoire profonde.


Ce qui frappe dans ces œuvres, c’est l’absence de point fixe. Rien ne guide le regard dans une direction prédéterminée. Chaque empreinte est une porte d’entrée vers un temps différent. Le spectateur, face à ces fragments de corps, est à son tour pris dans une dynamique temporelle éclatée. Son regard traverse les empreintes comme on parcourt une série de souvenirs, non pas dans un ordre chronologique, mais selon une logique associative, flottante, intuitive.



Dans la Psychanalyse du Seuil, ce phénomène est essentiel. Le seuil est défini comme un espace de coexistence temporelle, une articulation où plusieurs temporalités se croisent sans se confondre. Chaque empreinte, chaque fragment d’un corps absent, devient une zone d’articulation temporelle, où le geste passé dialogue avec le présent du regard et le futur de l’interprétation. Ce n’est pas une simple mémoire du geste : c’est une mémoire vivante, toujours en mouvement, toujours en attente d’une nouvelle activation.


Le temps dans les Anthropométries n’est donc jamais stable. Il est toujours en tension, toujours prêt à se recomposer. Chaque empreinte est une scène ouverte, un seuil temporel prêt à basculer à nouveau dans le mouvement. Cette dimension éclatée du temps invite à repenser la peinture elle-même, non plus comme une surface plane mais comme un espace multidimensionnel, où chaque fragment est une intersection de plusieurs temporalités, où chaque geste continue de vibrer dans l’épaisseur du bleu.


Cette mise en scène du temps ouvre aussi une dimension symbolique forte. Chaque empreinte, en suspendant le temps, en figeant le geste dans un instant toujours en attente, devient une mémoire du seuil, une trace d’un passage toujours en devenir. Ce n’est pas une mémoire figée : c’est une mémoire ouverte, une mémoire fluide, prête à être réactivée à chaque nouveau regard, à chaque nouvelle projection imaginaire.


Ainsi, les Anthropométries ne sont pas seulement des œuvres d’inscription corporelle. Elles sont des espaces temporels vivants, des lieux de passage entre plusieurs récits, plusieurs durées, plusieurs états du corps. Elles capturent non pas un instant figé, mais une durée en tension, un temps toujours sur le point de se déployer à nouveau. Chaque empreinte est un seuil temporel, une articulation vivante entre ce qui a été et ce qui reste à venir.


Dans ce dialogue complexe entre le temps et l’image, entre le geste et la trace, les Anthropométries d’Yves Klein deviennent des laboratoires de la mémoire, des scènes où le temps ne cesse de se réécrire, de se réinventer, de se fragmenter en une multitude de récits ouverts. Le spectateur, face à ces empreintes, devient lui-même acteur de cette temporalité éclatée. Il traverse les seuils, active les fragments, et projette ses propres temporalités dans l’espace laissé vide par le corps.


Ces œuvres, en cela, ne sont jamais closes. Elles restent ouvertes, prêtes à accueillir de nouveaux récits, de nouvelles mémoires, de nouvelles durées. Chaque empreinte est une invitation à traverser le temps, à entrer dans un espace où passé, présent et futur ne sont jamais séparés, mais toujours en tension, toujours en dialogue.


Archétypes jungiens : Une lecture symbolique des Anthropométries

Dans les Anthropométries d’Yves Klein, chaque empreinte corporelle est bien plus qu’une trace. Elle s’apparente à un signe universel, un fragment d’un langage archaïque qui résonne au-delà de l’image visible. Ce ne sont pas seulement des morceaux de corps imprimés sur une toile, mais des manifestations symboliques, des seuils où se rencontrent le corps réel et les structures profondes de l’inconscient collectif. Les concepts de Carl Gustav Jung, notamment ceux liés aux archétypes, offrent ici une grille de lecture essentielle. Le Soi, l’Anima et l’Ombre surgissent dans ces empreintes, révélant une dimension psychique universelle, un espace où chaque geste pictural dialogue avec des strates symboliques bien plus vastes que l’expérience individuelle.


L’archétype du Soi, chez Jung, représente l’unité et la totalité psychique, une quête d’harmonie entre les différentes facettes de l’être. Dans les Anthropométries, cette quête d’unité se manifeste dans la recomposition fragmentaire du corps. Chaque empreinte n’est jamais isolée : elle dialogue avec les autres, s’agrège en constellations, formant des compositions qui semblent chercher une cohérence intérieure. Ces fragments sont autant de morceaux d’un corps éclaté qui, paradoxalement, tendent vers une unification symbolique. Ce n’est pas une unité figée ou totale, mais un processus d’intégration progressive, un Soi en devenir, toujours en mouvement. Chaque trace est une tentative d’assembler ces morceaux dispersés, de leur donner un sens, une forme, une histoire.


Cette quête d’unité n’est jamais linéaire. Elle est toujours partielle, incomplète, mais c’est justement cette incomplétude qui la rend vivante. Chaque empreinte devient une pièce d’un puzzle psychique, un fragment d’un corps à la recherche de sa propre image. Cette recomposition du corps, toujours en tension, toujours à la limite de la cohérence, est une parfaite incarnation de l’archétype du Soi, non pas comme un état figé, mais comme une dynamique intérieure. Le spectateur, en parcourant ces fragments, participe lui aussi à cette quête d’unité. Son regard complète les morceaux, assemble les empreintes, et projette son propre imaginaire dans l’espace laissé vide.


Mais les Anthropométries ne sont pas seulement une quête du Soi. Elles sont également un espace de transformation, une scène où l’Anima se déploie dans toute sa puissance symbolique. L’Anima, dans la pensée jungienne, représente le principe féminin, la force de métamorphose, et la médiation entre le conscient et l’inconscient. Dans les Anthropométries, l’Anima est omniprésente, non seulement par la présence des modèles féminins, mais surtout par la dynamique du geste, par l’énergie de transformation qu’incarne chaque empreinte. Ce n’est pas un corps figé : c’est un corps en mutation, une projection symbolique du féminin en mouvement, une figure qui traverse les mondes, toujours en transition, toujours en devenir.


Chaque empreinte est une trace d’une métamorphose, un moment où le corps tangible se transforme en image symbolique, où l’instant éphémère devient une figure archétypale. L’Anima est à la fois le passage et la transformation elle-même, la clé qui relie le visible à l’invisible. Dans les Anthropométries, elle agit comme une force de passage, un souffle qui traverse le corps pour le déposer dans l’espace symbolique. Elle est ce qui anime chaque empreinte, ce qui en fait un corps vivant, jamais totalement fixé, toujours en train de se transformer.


Mais il y a aussi une autre présence, plus sombre, plus ambivalente : l’Ombre. Cet archétype, dans la pensée jungienne, représente les aspects cachés, refoulés ou non reconnus du psychisme. Dans les Anthropométries, l’Ombre est omniprésente, mais de manière subtile, presque invisible. Elle se manifeste dans les fragments laissés incomplets, dans les zones de vide, dans ces empreintes partielles qui semblent se retirer de l’image, disparaître presque, ne laissant qu’une absence troublante.


Chaque empreinte partielle est une figure de l’inachèvement, une marque de ce qui manque, de ce qui a échappé au geste. Ces vides ne sont pas de simples lacunes : ils deviennent des espaces de projection pour le spectateur, des zones où l’absence prend une forme, où ce qui n’a pas été dit devient le véritable sujet de l’image. Dans cette logique, l’Ombre n’est pas seulement ce qui se cache : elle est ce qui travaille en secret, ce qui façonne l’image à partir de ce qui manque.


Le spectateur, face à ces empreintes fragmentées, entre à son tour dans un dialogue avec l’Ombre. Il est confronté à ses propres absences, à ses propres zones d’incomplétude. Son regard complète ce qui n’est pas là, tente de combler les vides, mais ces vides résistent. Ils restent ouverts, prêts à accueillir de nouvelles interprétations, de nouvelles projections. L’Ombre, dans les Anthropométries, devient un espace d’attente, un seuil toujours prêt à basculer dans une nouvelle image, dans une nouvelle forme.


Les Anthropométries, en mobilisant ces trois grands archétypes — le Soi, l’Anima et l’Ombre —, ouvrent une lecture symbolique infinie. Elles ne sont plus seulement des œuvres plastiques, elles deviennent des scènes archétypales, des espaces où le corps réel dialogue avec les structures profondes de l’inconscient collectif. Chaque empreinte est un seuil entre ces mondes, un point de passage entre le visible et l’invisible, le tangible et le symbolique.


Dans ce dialogue avec l’inconscient, le spectateur est toujours invité à traverser. Il ne peut pas rester à distance. Son regard est happé par ces empreintes, par ces fragments d’un corps qui s’est retiré, mais qui continue de vibrer dans l’espace pictural. Il devient lui-même partie prenante du processus archétypal. Chaque fragment devient un miroir, un espace où il projette ses propres récits intérieurs, ses propres images de transformation et d’unité, ses propres absences.


Les Anthropométries, dans cette perspective, ne sont pas de simples empreintes. Elles sont des labyrinthes symboliques, des lieux où chaque fragment raconte une histoire universelle, où chaque trace devient une figure archétypale, un signe d’une transformation toujours en cours.


Le Moi-peau et l’inscription corporelle : une psychanalyse tactile des Anthropométries

Chaque empreinte dans les Anthropométries est plus qu’une simple marque sur la toile : elle est une prolongation du corps, une projection du sujet dans un espace où la frontière entre l’intérieur et l’extérieur se brouille. Cette trace corporelle est une surface de contact, un lieu où le geste du modèle devient une inscription psychique. Si l’on mobilise le concept de Moi-peau, développé par Didier Anzieu, il devient clair que chaque Anthropométrie est une extension de l’enveloppe psychique, une seconde peau symbolique déposée sur la toile, une mémoire tactile du passage corporel.


Le Moi-peau, chez Anzieu, n’est pas une simple métaphore : c’est une manière de penser le corps comme un contenant psychique, une membrane vivante qui filtre les échanges entre le dedans et le dehors, entre le moi et le monde. Dans cette lecture, chaque empreinte dans les Anthropométries devient une projection de cette membrane, un fragment du Moi, une surface de transition entre le corps réel et l’espace pictural. La toile agit alors comme une peau seconde, une zone d’élaboration du moi, où chaque contact, chaque pression du corps, redessine les frontières psychiques du sujet.


Ce n’est pas un geste neutre. Le corps, en se déposant sur la toile, laisse une partie de lui-même, une empreinte tactile qui dépasse le simple visuel. Chaque pression est une forme de marquage, un acte de réinscription de soi dans l’espace. Le modèle, en appliquant son torse, ses bras, ses cuisses sur la toile, inscrit non seulement son corps, mais aussi une part de son expérience sensorielle. Cette trace devient une mémoire corporelle, une mémoire en suspension dans le bleu, un fragment d’une enveloppe psychique étendue.


Le pigment bleu, d’une densité presque liquide, joue un rôle crucial dans ce processus. Il est à la fois une surface et une profondeur, un espace d’inscription et de dissimulation. Le corps s’y enfonce, s’y dépose, et pourtant il ne s’y réduit jamais totalement. Ce bleu agit comme une interface tactile, une matière intermédiaire entre le corps réel et l’image symbolique. Chaque empreinte semble encore vibrer dans cette surface saturée, comme si le corps y était toujours présent, prêt à émerger à nouveau.


Dans cette dynamique tactile, la toile n’est plus un simple support. Elle devient une peau psychique, une surface vivante où l’intérieur du sujet dialogue avec l’extérieur. Chaque empreinte est un espace de contact symbolique, un point de passage entre le moi corporel et l’image projetée. Ce contact n’est jamais neutre : il est une zone de transformation, un lieu où le sujet se déplace, se modifie, se réécrit.


La psychanalyse du seuil permet de lire ces empreintes comme des articulations entre le corps tangible et l’espace symbolique, des zones de seuil où le sujet traverse ses propres limites. Le corps, en s’inscrivant dans la toile, ne fait pas que laisser une trace : il recompose ses frontières psychiques, il réinvente son contour, il s’étend dans l’espace pictural. Chaque empreinte devient une prolongation du Moi, une extension tactile qui invite le spectateur à entrer dans l’espace du corps.


Le spectateur, face à ces empreintes, est lui aussi invité à toucher avec les yeux, à ressentir avec le regard. Il suit les contours du corps, il en devine les volumes, il s’y projette mentalement. Ce n’est plus seulement une image qu’il contemple : c’est une surface vivante, une mémoire du contact, une peau d’intensité qui lui renvoie ses propres sensations corporelles. Il devient lui-même un participant tactile, un explorateur des frontières du corps.

Dans cette logique, les Anthropométries ne sont pas des œuvres figées : elles sont des surfaces d’échange, des membranes ouvertes à l’interprétation, des lieux où le corps du modèle et celui du spectateur se rencontrent à travers la toile. Chaque empreinte est une invitation à explorer les limites du Moi, à se perdre dans ces fragments de peau projetée, à traverser les seuils du corps et de l’image.


Les Anthropométries, dans leur dimension tactile, jouent aussi sur l’ambiguïté entre le contact réel et le contact imaginaire. Chaque trace semble à la fois tangible et immatérielle, présente et absente, réelle et rêvée. Ce n’est pas un simple souvenir du geste : c’est une mémoire vive, toujours en devenir, une empreinte qui se réactive à chaque regard, à chaque nouvelle projection imaginaire.


Dans ce dialogue entre le corps et la toile, entre la trace et le pigment, le Moi-peau s’étend dans l’espace pictural, redéfinissant les frontières de l’expérience corporelle. La toile devient un lieu de passage, un espace de transformation où le corps s’inscrit et se retire en même temps, laissant une empreinte ouverte, prête à accueillir de nouvelles interprétations.

Chaque fragment d’empreinte est un seuil, une articulation entre le corps et l’image, entre le réel du geste et le symbolique de la trace. Les Anthropométries ne sont pas seulement des performances : elles sont des laboratoires corporels, des espaces où le sujet explore ses propres frontières, où chaque contact est une expérience psychique, où chaque trace est une mémoire tactile prête à se réactiver.


Dans cette dynamique, le bleu devient une surface de projection infinie. Il est un espace où le moi se dilate, où le corps se fond dans l’image, où chaque empreinte devient une seconde peau symbolique. Les Anthropométries deviennent alors des lieux d’expérimentation du Moi-peau, des surfaces vivantes où chaque contact est un passage, chaque empreinte une trace d’un corps toujours en mouvement, toujours en tension entre l’intérieur et l’extérieur, entre le réel et l’image, entre le moi et le monde.


Les Anthropométries d’Yves Klein comme seuils temporels, corporels et symboliques

Les Anthropométries d’Yves Klein sont des œuvres de passage, des moments de bascule où le geste devient trace, où le corps tangible se transforme en image symbolique. Chaque empreinte, réalisée avec le célèbre pigment International Klein Blue (IKB), est une trace vivante, mais jamais figée. Contrairement à une peinture classique, où le geste est masqué par les couches successives de couleurs, ici, le corps s’imprime directement sur la toile, dans un acte immédiat, sans retour possible. Ce geste, pourtant éphémère, laisse une empreinte qui devient un espace d’interprétation, une scène ouverte où le temps, l’image et le symbole se rencontrent.


Dans chaque Anthropométrie, le temps semble se replier sur lui-même. Loin d’être linéaire, il est multiple, fragmenté, en constante recomposition. Chaque empreinte est un point de rupture temporelle, suspendu entre le passé du geste et le futur du regard. Ce n’est ni une simple mémoire du corps, ni une image figée : c’est un espace où plusieurs récits temporels se croisent sans jamais se fondre. Chaque fragment devient une scène vivante, toujours en mouvement, toujours prête à être réinterprétée. Ce qui semblait appartenir au passé se projette à nouveau dans le présent, et ce qui est là reste en attente d’un futur regard qui viendra compléter, prolonger ou transformer la trace laissée par le geste.


Cette dynamique temporelle ouvre une lecture phénoménologique essentielle. Le temps des Anthropométries, tout comme le temps vécu selon Merleau-Ponty, n’est jamais purement présent. Chaque empreinte est une articulation entre ce qui a été et ce qui vient. Elle n’est jamais close. Elle garde en elle une promesse d’avenir, une invitation à imaginer ce qui pourrait advenir. Le pigment bleu devient ici une matière temporelle à part entière. Il absorbe le geste, mais il ne le fixe jamais totalement : il le garde en suspension, prêt à se déployer à nouveau à chaque regard.


Face à ces empreintes, le spectateur est pris dans un dialogue temporel. Il devient lui-même un acteur de cette dynamique. Son regard active les fragments, réanime le geste, traverse les seuils temporels laissés par les empreintes. Il ne se contente pas de contempler une image : il la réactive, la relit, la projette dans sa propre temporalité. Ce n’est plus une toile qu’il parcourt, mais une série de seuils temporels où passé, présent et futur coexistent sans jamais se confondre.


Mais les Anthropométries ne sont pas seulement une exploration du temps. Elles sont aussi des lieux de transformation du corps, des espaces où chaque empreinte devient une extension du moi, une projection de l’enveloppe psychique dans l’espace pictural. Chaque fragment est une surface de contact, un point de passage entre le corps tangible et le symbole. Si l’on mobilise le concept de Moi-peau développé par Didier Anzieu, ces empreintes deviennent des prolongations tactiles du sujet, des surfaces où le corps réel dialogue avec l’espace symbolique.


La toile, dans ce contexte, agit comme une seconde peau, une membrane vivante où l’intérieur et l’extérieur du sujet s’articulent. Chaque empreinte devient une scène d’élaboration du moi, un espace où le sujet réinvente ses propres frontières. Ce n’est plus seulement une trace visuelle, mais une mémoire tactile, une inscription psychique laissée sur la surface de la toile. Le pigment bleu, d’une densité presque liquide, joue ici le rôle de médiateur : il est à la fois une surface d’inscription et une profondeur symbolique. Le corps s’y imprime, mais il ne s’y réduit jamais totalement. Il y laisse son énergie, sa mémoire, tout en restant en suspens, prêt à réémerger.


Dans ce dialogue entre le corps et la toile, le spectateur est invité à ressentir avec les yeux, à toucher mentalement ces fragments de peau projetée. Il devient lui-même un participant tactile, un explorateur des frontières du corps. Chaque empreinte est une invitation à traverser ces seuils, à explorer les limites du moi, à habiter cet espace laissé vide par le corps qui s’est retiré.


Dans cette dynamique, les Anthropométries révèlent également une dimension symbolique plus profonde. Chaque empreinte, en suspendant le temps et en figeant le geste dans une trace partielle, devient une scène archétypale. Les concepts de Jung, notamment ceux liés au Soi, à l’Anima et à l’Ombre, permettent de saisir cette profondeur symbolique. Chaque fragment du corps imprimé sur la toile est une manifestation de ces grandes structures de l’inconscient collectif.


Le Soi, chez Jung, représente la totalité psychique, la quête d’unité intérieure. Dans les Anthropométries, cette quête d’unité se manifeste dans la recomposition progressive des fragments corporels. Chaque empreinte, chaque morceau de corps est une tentative d’assembler les fragments, de leur donner une cohérence, une forme, une histoire. Ce n’est jamais une unité figée : c’est un Soi en devenir, un processus d’intégration toujours en mouvement.


L’Anima, principe féminin et médiateur entre le conscient et l’inconscient, est omniprésente dans ces œuvres. Elle n’est pas seulement liée à la présence des modèles féminins : elle agit comme une force de transformation, une énergie qui anime chaque empreinte, qui traverse le corps pour le déposer dans l’espace symbolique. Chaque empreinte est une trace de métamorphose, un moment où le corps tangible se transforme en image symbolique.


Mais il y a aussi une autre présence, plus ambivalente, plus mystérieuse : l’Ombre. Cet archétype, dans la pensée jungienne, représente les aspects refoulés ou non reconnus du psychisme. Dans les Anthropométries, l’Ombre s’exprime dans les zones de vide, dans les empreintes incomplètes, dans ces fragments laissés en suspens. Ces vides deviennent des espaces de projection, des zones d’attente où l’absence prend une forme.


Dans cette logique, les Anthropométries deviennent des labyrinthes symboliques, des lieux où chaque fragment d’empreinte raconte une histoire universelle. Elles ne sont plus seulement des œuvres plastiques : elles deviennent des espaces de transformation symbolique, des scènes où le corps réel dialogue avec les structures profondes de l’inconscient collectif.


Ces œuvres, en définitive, ne sont jamais closes. Elles restent ouvertes, prêtes à accueillir de nouveaux récits, de nouvelles interprétations. Chaque empreinte est une invitation à traverser le seuil, à habiter cet espace laissé vide, à projeter son propre imaginaire dans ces fragments d’un corps en devenir. Elles sont des laboratoires de la mémoire, des scènes où le temps, le corps et l’image ne cessent de se réinventer.


Dans ce dialogue constant entre le temps, le geste et le symbole, les Anthropométries ne fixent rien : elles transforment. Elles capturent non pas le corps, mais son passage. Non pas le temps, mais sa vibration. Elles offrent un espace où passé, présent et futur se croisent, où chaque fragment devient un seuil, une articulation vivante entre ce qui a été et ce qui reste à venir.


Les Anthropométries comme manifeste du seuil

Les Anthropométries d’Yves Klein sont bien plus que des empreintes sur toile : elles sont des seuils vivants, des espaces d’articulation où le corps, le temps et le symbole s’entrelacent sans jamais se figer. Chaque empreinte est une scène ouverte, un fragment d’un récit inachevé, un point de passage entre le tangible et l’immatériel. Klein ne cherche pas à représenter le corps ; il en capte le mouvement, il en retient l’énergie, il en fait une image vivante, toujours en tension, toujours en devenir.


Dans ces œuvres, le seuil devient une clé théorique essentielle. Ce n’est pas un simple espace de transition, mais une articulation active entre des réalités multiples, un lieu où le geste éphémère du corps traverse le temps et se transforme en trace symbolique. Le seuil n’est ni une rupture ni un vide : il est une membrane vivante, un espace de transformation continue, où les frontières entre le réel, l’imaginaire et le symbolique s’entremêlent.


Les Anthropométries révèlent que le corps ne se limite jamais à sa présence physique. Chaque empreinte devient une extension du Moi, une mémoire tactile, un fragment d’un corps en perpétuelle recomposition. Ce geste d’inscription corporelle ne fige pas l’expérience : il l’ouvre, il la démultiplie, il la projette dans l’avenir. Chaque fragment est un pont entre le corps réel et l’image archétypale, entre le geste immédiat et la mémoire collective.


C’est là que la Psychanalyse du Seuil trouve son rôle fondamental : elle offre une grille de lecture qui dépasse la simple analyse de la trace pour penser le mouvement, la transformation, le devenir. Elle permet de saisir ces œuvres non comme des objets figés, mais comme des espaces dynamiques, des lieux d’articulation entre plusieurs temporalités et plusieurs états du sujet.


Les Anthropométries, en cela, ne sont pas des œuvres closes. Elles ne racontent pas une histoire unique : elles ouvrent des récits multiples. Elles invitent chaque spectateur à traverser les seuils, à projeter ses propres récits, à réactiver la mémoire du geste à chaque regard. Chaque empreinte devient une surface vivante, un espace de projection où passé, présent et futur se croisent. Le corps ne s’y inscrit jamais totalement : il reste en suspens, prêt à réapparaître, à se reformuler, à se transformer encore.


Cette logique du seuil, qui traverse toute l’œuvre de Klein, n’est pas une simple stratégie esthétique. Elle est une proposition existentielle, un appel à penser autrement l’expérience du temps, du corps et de l’image. Le seuil devient un lieu d’invention, un espace où chaque passage est une promesse de transformation.


En mobilisant la Psychanalyse du Seuil, les Anthropométries nous rappellent que le sujet contemporain est un être en mouvement, toujours en transition, toujours en train de traverser. Le seuil est ce lieu fragile mais nécessaire où le sujet se réinvente, où les fragments du corps, de l’image et du temps s’assemblent pour créer des récits nouveaux, des identités en devenir.


Ainsi, ces œuvres ne se contentent pas de documenter un geste passé : elles sont une invitation à traverser, à dépasser, à se projeter. Chaque empreinte est un espace de possible, un laboratoire du seuil, un fragment d’un corps qui nous tend la main pour nous rappeler que, finalement, nous sommes toujours au seuil de quelque chose.


 


BIBLIOGRAPHIE D'ETUDES

Anzieu, D. (1995). Le Moi-peau. Paris : Dunod.

→ Une exploration des frontières psychiques du Moi à travers la métaphore de la peau, essentielle pour comprendre l’inscription corporelle et symbolique dans l’art.

Klein, Y. (2003). Le dépassement de la problématique de l’art. Paris : Éditions Dilecta.

→ Écrits de l’artiste sur son rapport à la spiritualité, à la couleur et à l’immatériel, qui éclairent ses performances Anthropométriques.

Lacan, J. (1973). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil.

→ Une base théorique incontournable sur les concepts du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, utilisés pour lire les Anthropométries sous l’angle du seuil.

Merleau-Ponty, M. (1964). Le Visible et l’Invisible. Paris : Gallimard.

→ Un texte phénoménologique majeur sur la perception et la corporéité, en dialogue direct avec les questions soulevées par l’inscription du corps dans l’art.

Jung, C. G. (1964). Les Archétypes et l’inconscient collectif. Paris : Gallimard.

→ Analyse des structures archétypales fondamentales de l’inconscient collectif : le Soi, l’Anima, et l’Ombre.

Didi-Huberman, G. (1985). La Peinture incarnée. Paris : Minuit.

→ Étude sur la matérialité de l’image et la relation entre le corps et la peinture, avec une attention particulière au rôle de la peau et du contact.

Clair, J. (2000). Yves Klein : Corps, couleur, immatériel. Paris : Gallimard.

→ Monographie sur l’œuvre d’Yves Klein, son rapport à la trace corporelle et à la couleur, notamment le bleu IKB.

Laudrin, F. (2025). Manifeste fondateur de la Psychanalyse du Seuil : Vers une psychanalyse du passage, du lien et de la transformation. Pont-Aven : Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse.

→ Texte théorique clé sur le concept de seuil comme articulation dynamique entre le temps, le corps et le symbole.



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