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Le regard comme instrument de désubjectivation : une lecture psychanalytique du tableau The Chess Players de Thomas Eakins à la lumière de l’expérience de conformisme de Asch (1951)

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • il y a 1 jour
  • 3 min de lecture
The  Chess Players, Thomas Eakins, 1876, Metropolitan Museum of Arts, domaine public
The Chess Players, Thomas Eakins, 1876, Metropolitan Museum of Arts, domaine public

Cet article propose une lecture psychanalytique croisée du tableau The Chess Players (1876) de Thomas Eakins et de l’expérience de psychologie sociale menée par Solomon Asch en 1951 sur le conformisme perceptif. En situant la scène picturale dans une dynamique de regard et d’effacement subjectif, nous tentons de démontrer que ce tableau constitue une figuration silencieuse du processus de désubjectivation à l’œuvre dans toute situation de pression sociale intériorisée. Nous montrons comment cette analyse peut enrichir la pratique psychanalytique contemporaine, en particulier dans l’écoute des mouvements d’autocensure, de duplication symbolique et d’abandon de la perception propre chez l’analysant.


En 1876, Thomas Eakins peint The Chess Players, œuvre apparemment anodine, représentant une scène d’intérieur dans laquelle trois hommes, réunis autour d’un jeu d’échecs, semblent plongés dans une forme d’attention suspendue. À première vue, rien de pathologique. Mais l’équilibre formel du tableau masque peut-être un phénomène plus insidieux : celui de la désubjectivation par pression du regard.


En parallèle, Solomon Asch, psychologue social américain, démontre en 1951 que le simple fait d’être en minorité face à un groupe unanime peut amener un sujet à nier sa propre perception. Ce phénomène, nommé conformisme perceptif, implique que la vérité perçue peut être abandonnée, non par ignorance, mais par désir d’appartenance.


Expérience de Asch : perception et renoncement

L’expérience consiste à présenter à un sujet isolé, entouré de complices, une tâche de comparaison de lignes très simple. Lorsque tous les complices donnent une réponse manifestement fausse, le sujet, dans une proportion significative des cas, finit par se conformer à l’erreur collective, malgré l’évidence perceptive.


Ce que démontre Asch n’est pas seulement la force du groupe : c’est la capacité du regard social à altérer la perception propre. Le sujet abandonne ce qu’il voit, non parce qu’il doute de sa vue, mais parce qu’il doute de son droit à voir autrement.


The Chess Players comme dispositif aschien

Dans cette perspective, le tableau d’Eakins peut être lu comme une scène figurative de conformisme silencieux. Le joueur d’échecs, assis à droite, semble hésiter. Deux hommes l’entourent : l’un assis, attentif ; l’autre debout, distant, presque hiératique. Aucun ne parle. Tous regardent.


Nous posons l’hypothèse suivante : le tableau ne représente pas une simple partie d’échecs, mais le moment exact où un sujet, sous l’effet du regard de deux autres, commence à douter de sa propre action. Le silence du groupe devient ici un vecteur de désubjectivation.


Analyse psychanalytique : le regard comme puissance d’effacement

Ce que révèle le tableau, c’est l’angoisse contenue du sujet face à la présence silencieuse de l’autre. Le regard, ici, ne signifie pas "je te vois", mais "tu n’es plus seul à voir." Il y a dans cette scène une menace implicite : celle que ce que je fais puisse être jugé à travers ce que je crois que l’autre pense.


En psychanalyse, ce phénomène est courant : l’analysant, croyant deviner l’attente de l’analyste, déplace son propre discours. Il cesse de dire ce qu’il pense. Il commence à se conformer à l’image de l’analyste perçue comme instance normative.


Ce que l’expérience de Asch rend visible, et que le tableau illustre avec subtilité, c’est que la soumission n’a pas besoin d’être imposée. Elle peut émerger du silence, du regard, de l’absence d’interprétation.


Ainsi, dans le cadre de la psychanalyse du Seuil, nous considérons que le cabinet peut devenir, à l’insu de l’analyste, un espace de désubjectivation implicite. Dès lors que l’analyste devient "trop regardant", "trop silencieux", ou "trop présent", le sujet peut se mettre à ne plus penser par lui-même.


Conclusion

La croisée entre l’expérience d’Asch et la scène peinte par Eakins permet de penser le regard non comme une fenêtre, mais comme un opérateur de transformation silencieuse du sujet. Le regard peut soutenir, mais aussi désactiver la subjectivité. Il peut ouvrir le discours, mais aussi l’aligner sur une attente non dite.


Ce que nous enseigne cette lecture croisée, c’est que le rôle de l’analyste du Seuil n’est pas seulement d’écouter,mais de veiller à ne pas provoquer un conformisme psychique par sa seule posture.


Le regard de l’analyste doit être acte de dés-identification,et non de confirmation implicite d’un modèle à suivre.


Car il n’y a rien de plus ravageur pour la parole d’un sujetque de ne plus être sûr que ce qu’il dit vient encore de lui.

 

Référence visuelle : The Chess Players, Thomas Eakins, 1876. Domaine public (Metropolitan Museum of Art, New York).

Références expérimentales : Asch, S. E. (1951). Effects of group pressure upon the modification and distortion of judgments. In H. Guetzkow (Ed.), Groups, Leadership and Men, Pittsburgh: Carnegie Press.

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