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Le Christ mort de Holbein (1) – La Mort sans Échappatoire

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 18 mars
  • 4 min de lecture



Une Œuvre Hors de la Tradition

En 1521, Hans Holbein le Jeune, peintre germano-suisse, réalise une œuvre qui traverse les siècles comme une anomalie, un scandale silencieux : Le Christ mort dans son tombeau.



Loin des représentations classiques de la Passion, où le supplice du Christ est transcendé par la promesse de la résurrection, Holbein livre un cadavre froid, décomposé, vidé de toute sacralité.


Ce tableau, longtemps conservé à Bâle, appartient aujourd’hui au Kunstmuseum de la ville. Il a choqué, troublé, hanté, notamment Dostoïevski qui, dans L’Idiot, fait dire au prince Mychkine que cette vision pourrait « faire perdre la foi ». Holbein ne peint pas la souffrance, il peint l’après. Ce n’est pas un Christ mourant, c’est un Christ déjà mort, un corps laissé à son inertie pure.


Ce tableau, dans son radicalisme, interroge directement la question du seuil en psychanalyse : que se passe-t-il lorsque l’image ne fonctionne plus comme une médiation symbolique, mais comme une confrontation brutale avec le Réel, tel que le définit Jacques Lacan ? Que devient la représentation de la mort lorsqu’elle ne laisse plus de place à la transcendance ?


Une Déchirure dans la Représentation Religieuse

La Renaissance a redéfini la représentation du corps en peinture. Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël avaient ouvert la voie d’un Christ glorieux, dont la souffrance même s'inscrivait dans une structure narrative menant à la rédemption. Holbein, lui, brise cette mécanique. Il ne propose pas un corps sublimé, mais un reste. Une chose morte, allongée sur une planche de bois, enfermée dans une boîte de perspective écrasée. Ce n’est plus un corps à contempler dans l’attente du miracle. C’est un cadavre qu’on pourrait croiser à la morgue.


Holbein réalise ici une expérimentation picturale qui préfigure ce que Georges Didi-Huberman appelle l’image à l’état de crise (Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, 1992). Une image qui ne délivre plus de message clair, qui ne nous guide plus vers un sens préétabli. Le Christ ne nous regarde pas. Son œil n’est pas éteint de manière dramatique, il ne voit plus, tout simplement. C’est un regard qui ne nous attend plus.


Le Réel Lacanien – Une Image qui Refuse de Signifier

Dans la terminologie lacanienne, le Réel est ce qui échappe à la symbolisation, ce qui résiste au langage et à la mise en sens. Or, Le Christ mort ne propose aucune mise en récit. Il refuse de s’inscrire dans le registre du Symbolique (la religion, le dogme, la promesse). Il ne joue même pas sur l’Imaginaire (l’expression de la douleur sublimée, l’émotion esthétique). Il nous coince dans une impasse psychique.


Regarder ce Christ, c’est se heurter à une image qui ne répond pas. Nous sommes face à un corps vidé, une machine biologique qui ne va plus se relever. Il est sans sujet, sans perspective, sans échappatoire.


Yalom et l’Angoisse de Mort – Ce Que l’Image Fait à Notre Psyché

Irvin Yalom, dans Existential Psychotherapy (1980), soutient que toute angoisse profonde est, en dernière instance, une angoisse de mort. Ce tableau, en nous plaçant face à un Christ qui ne renaîtra pas, détruit les mécanismes de défense qui nous permettent d’habiter un monde structuré par du sens.


Ce n’est pas une crucifixion. Ce n’est pas une passion. Ce n’est pas une agonie. C’est un état terminal, un cadavre en transition vers la pourriture. Holbein arrache l’écran protecteur qui rend la mort socialement acceptable. Il déchire le voile du sacré pour montrer l’évidence biologique de la finitude.


Yalom parle de la nécessité de construire des illusions positives pour supporter notre rapport à la mort. Holbein nous retire cette illusion, nous force à regarder ce qui ne répond plus, ce qui ne reviendra plus. C’est un miroir cruel, et c’est en cela qu’il touche au sublime.


Une Peinture du Seuil – Holbein et la Mort Sans Symboles

Ce tableau fonctionne comme un seuil infranchissable. Il ne raconte plus, il ne guide plus, il ferme la porte. La mort y est évidente et irréversible, sans espoir ni métaphore. Le spectateur se trouve dans une impasse ontologique, confronté à ce que nous refoulons constamment : la disparition, le retour à la matière brute.


C’est là que Le Christ mort devient une expérience psychanalytique à part entière. Il ne nous donne plus rien à quoi nous raccrocher. Il nous place devant ce qui ne peut pas être absorbé par le langage, ce qui excède toute récupération symbolique.


Il faut imaginer la foi de ceux qui ont vu ce tableau pour la première fois, et qui ont compris qu’il ne la leur rendrait jamais. C’est un Christ qui ne reviendra pas. Un Christ sans salut. Un Christ qui ne nous attend plus.


 

Bibliographie

Didi-Huberman, G. (1992). Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Éditions de Minuit.

Lacan, J. (1973). Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Éditions du Seuil.

Yalom, I. (1980). Existential Psychotherapy. Basic Books.

Dostoïevski, F. (1869). L’Idiot. Gallimard (Traduction française).

Freud, S. (1915). Considérations sur la guerre et la mort. In Essais de psychanalyse, Payot.

 


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