Le Christ mort de Holbein (2) – Holbein éventre l'Objet Petit a de Lacan
- Fabrice LAUDRIN
- 18 mars
- 4 min de lecture

Le Christ de Holbein ou l’Objet Petit a Dévoré par le Réel
Jacques Lacan a-t-il déjà vu Le Christ mort dans son tombeau de Hans Holbein le Jeune. S’il l’avait observé avec attention, peut-être aurait-il senti une brèche dans son propre système, une menace pour la mécanique même de l’objet petit a.
Ce tableau ne se contente pas de représenter un cadavre. Il sabote la structure du désir. Il fait vaciller l’idée que nous sommes irrémédiablement entraînés par un manque fondamental, que notre désir est condamné à tourner autour d’un vide inatteignable.
Si Lacan avait raison, si l’objet petit a était une nécessité absolue du désir, alors Holbein aurait dû peindre autre chose : une attente, un écart, un jeu du visible et de l’invisible, une invitation à projeter un manque.
Mais ce Christ ne manque pas.
Il est pleinement là. Trop là. À tel point qu’il ne laisse aucun espace à la béance qui permettrait au désir de fonctionner.
Lacan et l’objet petit a : le manque comme moteur éternel
L’objet petit a, dans la théorie de Lacan, est ce qui manque toujours à l’appel. Ce n’est pas un objet tangible, ce n’est pas une chose que l’on pourrait attraper : c’est une illusion structurante, un point de fuite qui donne au désir son mouvement.
Lacan s’appuie sur Freud et le fantasme pour expliquer que nous ne voulons jamais vraiment ce que nous poursuivons. Ce que nous désirons, ce n’est pas l’objet en soi, mais ce qu’il représente d’inaccessible, ce qu’il cache derrière lui. L’objet petit a, c’est ce qui nous échappe et nous obsède précisément parce qu’il nous échappe.
C’est la mécanique qui permet au sujet d’être pris dans une boucle infinie de poursuite, car s’il attrapait réellement ce qu’il croit vouloir, il se rendrait compte que ce n’était pas ça qu’il cherchait.
Et c’est là que Holbein casse la machine.
Le Christ de Holbein : un réel qui ne laisse plus place au désir
Le Christ de Holbein n’ouvre plus aucun espace au désir.
Dans les représentations classiques, le corps du Christ est un signifiant, une invitation à projeter un sens, une attente de résurrection, une souffrance qui appelle une réparation. Même mort, il garde un rôle actif dans le regard du spectateur. Il manque encore quelque chose : l’après, le miracle, la suite de l’histoire.
Holbein refuse cette logique.
Il peint une fin de parcours. Ce n’est pas un Christ mourant. Ce n’est pas un Christ qui appelle. C’est un corps refermé sur lui-même, qui ne nous renvoie plus rien.
Il n’est pas en attente, il est déjà là, complètement, dans son inertie, dans sa rigidité, dans sa matérialité inébranlable.
Et c’est précisément cette absence d’appel, cette absence de manque, qui fait imploser la logique lacanienne.
Quand l’objet petit a disparaît, le désir s’effondre
Pour que l’objet petit a fonctionne, il faut un jeu d’illusion. Il faut que quelque chose reste inaccessible, que le désir puisse circuler autour d’un vide sans jamais le combler.
Mais que se passe-t-il si l’image ne laisse plus de place à ce manque ?
Que se passe-t-il si ce que nous voyons ne nous donne plus rien à désirer ?
Holbein nous met face à un réel qui ne joue plus. Un réel qui ne nous laisse plus de place pour errer autour d’un vide fantasmé.
C’est là que l’objet petit a se disloque.
Si le désir est toujours structuré par un manque, alors ce tableau ne devrait pas fonctionner. Nous devrions ressentir l’absence de quelque chose, pouvoir projeter un au-delà, un arrière-plan symbolique.
Mais ce n’est pas le cas.
Holbein nous coupe l’herbe sous le pied.
Il ne nous laisse rien à quoi nous raccrocher. Il ne crée pas une ouverture, il ne nous donne pas un espace pour projeter notre désir. Il nous claque un mur en pleine figure.
L’impasse lacanienne : et si le manque n’était qu’un effet d’optique ?
Ce tableau prouve une chose essentielle : le manque n’est pas une nécessité absolue.
Nous sommes face à une image qui ne nous donne plus de prise, et pourtant elle fonctionne, elle nous obsède, elle nous hante.
Cela signifie que l’objet petit a n’est pas indispensable au désir. Que nous pouvons être saisis par autre chose qu’un manque.
Lacan a construit son système sur l’idée que nous sommes prisonniers d’une poursuite sans fin, que nous ne voulons jamais ce que nous croyons vouloir.
Holbein montre que ce n’est pas vrai.
Face à cette image, il n’y a plus de poursuite possible.
Et pourtant, elle nous arrête.
Elle agit sur nous, malgré l’absence totale de manque structurant.
Une sortie hors du labyrinthe
L’objet petit a est censé être la structure incontournable du désir. Holbein nous montre qu’il est dépassable. Il prouve que le désir peut exister sans avoir besoin d’un manque.
Et si le manque n’était pas une vérité universelle, mais simplement une mécanique que nous avons appris à suivre ?
Lacan voulait que l’objet petit a soit une impasse ontologique. Holbein ouvre une brèche : peut-être que nous avons cru à tort que nous étions condamnés à tourner autour d’un vide.
Mais la vérité, s'il en existe vraiment, c’est que le réel n’a jamais eu besoin d’un objet insaisissable pour exister.
Et peut-être que nous non plus.
Bibliographie
Didi-Huberman, G. (1992). Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Éditions de Minuit.
Lacan, J. (1973). Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Éditions du Seuil.
Yalom, I. (1980). Existential Psychotherapy. Basic Books.
Dostoïevski, F. (1869). L’Idiot. Gallimard (Traduction française).
Freud, S. (1915). Considérations sur la guerre et la mort. In Essais de psychanalyse, Payot.