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JUNG : Qu’est-ce que peindre ? Une affaire de nuages, de fuite et d’éternel enfant.

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 5 févr.
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 9 févr.





Peindre, c’est croire qu’on peut capturer l’invisible avec du visible. C’est poser de la matière sur une toile en prétendant y inscrire quelque chose qui dépasse le simple dépôt de pigments. En somme, c’est une belle tentative, souvent tragique, parfois sublime, de donner une forme à l’informe, du poids à l’impalpable.


Mais peindre, c’est aussi l’acte le plus typique du Puer Aeternus, cet éternel enfant qui refuse de poser pied dans la lourdeur du monde adulte. Celui qui préfère les hauteurs aux attaches, les songes aux factures, l’éther aux fondations. Dans Le Voyageur contemplant une mer de nuages (Friedrich, 1818), il est là, face à l’infini, suspendu entre l’élan et l’impossibilité d’agir, le rêve et la paralysie.


Le peintre, lui, est pris dans ce même vertige. Il veut capter ce qui le dépasse, traduire l’invisible, mais chaque coup de pinceau est une chute vers la matière, une trahison du rêve initial. Alors, comment peint-on quand on est un éternel enfant qui refuse d’atterrir ?


Peindre, c’est refuser de descendre

Dans le tableau de Friedrich, le voyageur est perché sur un sommet rocheux, dominant un océan de brume. Il pourrait avancer, il pourrait redescendre. Il ne fait ni l’un ni l’autre. Il contemple, il flotte, il suspend l’instant. Ce n’est pas un aventurier, c’est un Puer Aeternus en pleine extase.


Le peintre est souvent ce même voyageur. Il reste en équilibre entre l’intention et l’acte, figé dans le sublime de l’idée. La toile vierge est son sommet, son espace de pure potentialité. Il peut tout y projeter, tout y rêver. Mais vient le premier coup de pinceau… et c’est là que tout bascule.


Parce qu’une fois la couleur posée, on ne rêve plus, on est dans la matière. L’idée parfaite s’efface devant la réalité du geste. Le peintre qui croit pouvoir fixer son idéal est déjà perdu. Peindre, c’est affronter la perte, accepter que l’image ne sera jamais à la hauteur du rêve initial.


Friedrich, lui, a su le traduire dans son tableau : le voyageur ne bouge pas, il laisse l’abîme sous ses pieds exister. Peindre, c’est pareil : tenir en respect l’abîme, savoir qu’on ne touchera jamais au vrai sommet, mais peindre quand même.


Peindre, c’est apprendre à trahir son rêve

Le Puer Aeternus fuit l’engagement, parce qu’agir, c’est choisir. Il préfère l’infini des possibles à la lourdeur du réel. Il veut être libre, mais cette liberté lui joue des tours : plus il évite l’action, plus il se sent captif d’un idéal inaccessible.


Chez certains peintres, ce conflit se ressent dans la peur du premier geste. On contemple sa toile, on esquisse mentalement, on attend que l’image parfaite surgisse d’elle-même. Mais elle ne surgira pas. Parce que l’image parfaite n’existe que dans l’attente.


Friedrich, lui, n’a pas peint le rêve du voyageur, il a peint son impasse. Ce n’est pas un homme en marche, c’est un homme suspendu dans l’instant, dans la contemplation de quelque chose qu’il ne touchera jamais.


Le peintre, à chaque coup de pinceau, doit trahir son idéal. La vraie peinture commence quand on accepte que l’œuvre sera toujours une approximation, une déformation, une perte. Mais si l’on veut rester figé dans le sommet du possible, si l’on refuse de plonger dans la matière, alors on reste dans le fantasme, et on ne peint jamais vraiment.


Peindre, c’est choisir entre l’échec et le silence

L’échec n’est pas un accident en peinture, c’est son moteur. Chaque œuvre est une tentative, un défi à la gravité du réel. On tombe, on rate, on recommence.


Le Puer Aeternus, lui, veut tout sauf l’échec. Il veut l’image parfaite, le geste ultime, l’œuvre idéale dès le premier jet. Il se raconte qu’il doit encore réfléchir, encore affiner son idée avant de se lancer. Mais il se ment.


Friedrich aurait pu peindre le voyageur en mouvement, descendant la montagne, acceptant l’appel du monde. Il ne l’a pas fait. Il l’a laissé là, figé sur son promontoire, dans le doute, la contemplation, l’hésitation.


Alors, peintre, es-tu celui qui descend et ose affronter la chute de l’idéal dans la matière ? Ou es-tu le Puer Aeternus, suspendu au sommet, préférant l’idée à l’action, le rêve au pinceau ?


Peindre, c’est sauter ou rester immobile

On croit souvent que peindre, c’est poser une image sur une toile. En réalité, c’est choisir de perdre quelque chose pour en créer une autre. Le peintre est toujours entre deux mondes : celui du rêve intact et celui de la matière imparfaite.

Le Puer Aeternus veut flotter, contempler, éviter la chute. Mais la peinture n’est pas un rêve, c’est une chute contrôlée.


Alors, à toi de voir : veux-tu rester sur ton sommet, à regarder ton idéal sans jamais l’atteindre ? Ou veux-tu peindre, et accepter que chaque coup de pinceau est un saut dans l’inconnu ?


 

Bibliographie

Jung, C.G. Les archétypes et l’inconscient collectif. Paris : Gallimard, 1964.

Jung, C.G. Essai d’exploration de l’inconscient. Paris : Gallimard, 1961.

Von Franz, Marie-Louise. Le Puer Aeternus. Paris : La Fontaine de Pierre, 1981.

Hillman, James. The Myth of Analysis: Three Essays in Archetypal Psychology. Northwestern University Press, 1972.

Campbell, Joseph. Le héros aux mille et un visages. Paris : Oxus, 1949.

Nietzsche, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris : Gallimard, 1883-1885.

Panofsky, Erwin. Essais d’iconologie. Paris : Gallimard, 1967.

Didi-Huberman, Georges. Devant l’image. Paris : Minuit, 1990.

Fried, Michael. Absorption and Theatricality: Painting and Beholder in the Age of Diderot. University of Chicago Press, 1980.

Friedrich, Caspar David. Le Voyageur contemplant une mer de nuages. Huile sur toile, 1818, Kunsthalle de Hambourg.


 

Notions psychanalytiques évoquées

Le Puer Aeternus (Jung) Archétype de l’éternel enfant, pris entre l’élan du rêve et la peur de l’incarnation dans la réalité. Il oscille entre la quête d’absolu et l’évitement de l’engagement.

L’Inconscient Collectif (Jung) Réservoir universel de structures psychiques archaïques qui influencent nos rêves, nos mythes et nos créations artistiques.

Le Processus d’Individuation (Jung) Parcours psychique qui mène à l’intégration des différentes parties du Moi, y compris l’Ombre et le Puer Aeternus, pour accéder à une plus grande unité intérieure.

Le Symbolique et le Réel (Lacan) En peinture, l’artiste oscille entre l’ordre du Symbolique (les codes, la figuration, la représentation) et le Réel (ce qui échappe, l’invisible, l’irreprésentable).

L’Acte Manqué (Freud) Ce que le peintre évite de faire peut révéler un conflit intérieur entre son désir de création et sa peur de la chute dans la matérialité.

Le Regard (Lacan) La peinture est toujours un dialogue entre ce que l’artiste projette et ce que l’œuvre lui renvoie, une confrontation entre son idéal et ce qui se manifeste réellement sur la toile.

L’Expérience du Sublime (Kant, Freud) Friedrich met en scène un personnage face à une immensité qui le dépasse. Cette rencontre avec le vertige de l’infini rejoint l’idée freudienne d’une fascination mêlée d’effroi devant ce qui échappe à notre maîtrise.


 

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