top of page

JUNG : Les archétypes, ces fantômes qui nous habitent.

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 5 févr.
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 6 févr.







Regarder une œuvre d’art, c’est souvent faire l’expérience d’une étrange reconnaissance. Ce sentiment qu’une image, une figure, une posture nous parle avant même que nous ayons formulé pourquoi. Quelque chose en nous répond, sans passer par l’intellect, comme si nous étions déjà familiers de cette scène, de ce regard, de ce geste.


Jung appelle cela un archétype. Une structure primordiale, une matrice universelle qui dépasse l’histoire individuelle et appartient à une mémoire collective. L’inconscient n’est pas qu’une affaire de refoulement freudien, de névroses et de souvenirs d’enfance. Il est aussi peuplé de figures plus grandes que nous, qui nous précèdent et nous façonnent en silence.

Ces archétypes, on les retrouve partout : dans les mythes et les religions, dans les contes et les légendes, dans les rêves et les délires. Mais surtout, ils se cristallisent dans l’art. L’artiste n’invente pas un archétype, il le convoque, parfois sans le savoir. Il lui donne une forme, une peau, une ombre. Il lui permet d’exister dans le visible.


Alors, plongeons dans cette galerie d’images intérieures, et observons comment elles se manifestent à travers l’histoire de l’art.


Le Soi : la totalité insaisissable

Le Soi, c’est l’image de l’unité psychique, du centre absolu de l’individu. Contrairement à l’ego, qui est simplement ce que nous croyons être, le Soi est ce que nous sommes réellement, mais que nous ne parvenons jamais totalement à saisir. Il est l’harmonie entre conscient et inconscient, l’équilibre des forces opposées. Une quête plus qu’un état, une tension plus qu’un accomplissement.


Michel-Ange a peint cette quête dans La Création d’Adam (1511-1512). L’instant suspendu où Dieu tend la main vers Adam, et où leurs doigts ne se touchent pas. L’espace entre eux est un vide chargé de sens : tout est là, à un souffle, mais la fusion reste impossible. L’homme aspire à l’unité, mais cette unité lui échappe toujours. Le Soi n’est pas un état statique, c’est un mouvement, une aspiration vers un tout qui nous dépasse.


On retrouve cette même dynamique dans les mandalas tibétains, où des cercles concentriques symbolisent l’organisation intérieure de la psyché, un centre qui échappe toujours à une prise directe. L’art sait mieux que nous que le Soi n’est pas une possession, mais une tension vers l’inatteignable.


L’Ombre : la face obscure de l’être

Tout ce que nous refusons de voir en nous-mêmes, tout ce qui dérange notre belle image sociale, tout ce qui menace l’ordre de notre ego, finit par s’entasser quelque part dans l’inconscient. Mais ce n’est pas parce que nous ignorons l’Ombre qu’elle disparaît. Au contraire, elle grandit dans l’obscurité, attendant son heure pour surgir dans un cauchemar, un lapsus, un moment de colère incontrôlée.


Dans Le Cri (1893), Munch donne un visage à cette irruption. Une silhouette déformée, happée par un tourbillon d’angoisse, hurlant sans que l’on sache si c’est contre elle-même ou contre le monde. Ici, l’Ombre ne se cache plus, elle prend toute la place, elle contamine même l’espace, qui semble vaciller autour d’elle.


Francis Bacon en fait aussi son terrain de jeu. Ses Études d’après Vélasquez tordent la figure du Pape Innocent X jusqu’à le transformer en spectre hurlant. L’autorité absolue de l’Église devient une carcasse anxieuse, une présence informe. L’Ombre, chez Bacon, ne se contente pas de surgir, elle dévore l’identité.


L’Anima et l’Animus : le double intérieur

Chacun de nous porte en lui une part de l’autre sexe. L’Anima, c’est l’image archétypale du féminin dans la psyché masculine. L’Animus, c’est l’image du masculin dans la psyché féminine. Ces figures ne sont pas que des clichés genrés : elles sont les médiateurs de notre relation à l’Autre, et souvent, ce sont elles qui déterminent nos fascinations et nos répulsions.


Botticelli peint l’Anima absolue avec La Naissance de Vénus (1485-1486). La déesse sort de l’eau, pure et parfaite, incarnation du féminin idéal tel qu’il est projeté depuis la psyché masculine. Elle ne parle pas, elle est pure présence, éthérée, insaisissable. Comme l’Anima, elle attire et échappe à la fois.


L’Animus, lui, prend souvent la forme d’un héros impassible, d’un chevalier silencieux, d’une figure de force et de raison. Dans l’art, il est souvent figé dans une posture d’autorité, presque détaché de toute émotion. Chez Ingres, ses portraits d’hommes sont des modèles de maîtrise et de froideur. L’Animus est là, inébranlable, mais il peut aussi être une voix intérieure qui impose son ordre sans laisser place à l’intuition.


Le Vieux Sage : le guide invisible

Il est le mentor, l’ermite, le maître intérieur. Il sait, mais il ne dit pas tout. Il guide, mais il laisse son disciple faire le chemin. Il est celui qui éclaire la voie, mais qui oblige aussi à trouver les réponses par soi-même.


Dans La Nuit étoilée (1889), Van Gogh nous montre une sagesse qui dépasse l’humain. Il n’y a pas de vieillard ici, pas de figure tutélaire, mais tout le ciel est habité par une présence. Les étoiles tourbillonnent comme si une force invisible orchestrée tout. Le Vieux Sage, parfois, n’a pas de visage. Il est un souffle, une lumière, une intuition.


On le retrouve aussi dans les figures de prophètes, de moines, de vieux philosophes. Rembrandt peint son Philosophe en méditation (1632) plongé dans un clair-obscur énigmatique. Le savoir n’éclaire qu’une partie de la scène, laissant toujours une zone d’ombre, un mystère à jamais non résolu.


5. Le Trickster : chaos et métamorphose

C’est l’élément perturbateur, le clown qui dérange, celui qui casse les règles pour mieux les transformer. Il est imprévisible, il joue avec les frontières, il introduit du désordre là où tout semblait figé.


Picasso le peint sous la forme de l’Arlequin, figure ambivalente, entre comédie et mélancolie. Son Arlequin assis (1923) a un sourire presque absent, un regard flottant. Le Trickster n’est pas toujours exubérant. Parfois, il sème le trouble par une simple présence.


Le Surréalisme tout entier repose sur cet archétype. Dali, Magritte, Ernst, tous jouent avec le langage de l’image pour déstabiliser le regardeur, l’obliger à remettre en cause sa perception du monde.


Les visages invisibles de la psyché

Les archétypes ne sont pas des théories abstraites. Ils sont là, dans chaque œuvre, dans chaque mythe, dans chaque rêve. L’art est leur miroir, et nous ne faisons que les redécouvrir à chaque époque.


Regarder un tableau, c’est parfois bien plus que voir une image. C’est rencontrer quelque chose qui nous attendait depuis longtemps.


 

Bibliographie

Jung, C.G. Les archétypes et l’inconscient collectif. Paris : Gallimard, 1964.

Jung, C.G. Psychologie et alchimie. Paris : Buchet/Chastel, 1970.

Hillman, James. Re-Visioning Psychology. Harper Perennial, 1975.

Campbell, Joseph. Le héros aux mille et un visages. Paris : Oxus, 1949.

Eliade, Mircea. Le sacré et le profane. Paris : Gallimard, 1965.

Durand, Gilbert. Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris : Dunod, 1960.

Cassirer, Ernst. La philosophie des formes symboliques. Paris : Minuit, 1923-1929.

Freud, Sigmund. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Paris : Gallimard, 1985.

Nietzsche, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris : Gallimard, 1883-1885.

Van Gogh, Vincent. Lettres à son frère Théo. Paris : Gallimard, 1937.

Panofsky, Erwin. Essais d’iconologie. Paris : Gallimard, 1967.

Didi-Huberman, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Minuit, 1992.

 

Site propulsé par le Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse - 2025

8 rue de Rozambidou F-29930 Pont-Aven

Tous les textes et graphismes n'engagent que leurs auteurs... et ne sont pas libres de droits.

bottom of page