JUNG : Le Soi, ou comment Bosch a peint l’inconscient mieux que personne
- Fabrice LAUDRIN
- 6 févr.
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 févr.

On croit toujours se connaître. On se dit qu’on est un, qu’on est structuré, qu’il y a bien une ligne directrice, une cohérence, un fil rouge. Mauvaise nouvelle : il n’y en a pas. Ou plutôt, il y a bien un ordre quelque part, mais il est au-delà du Moi, dans une organisation qui nous dépasse, une totalité bien plus vaste que notre petite conscience étriquée. Jung appelle ça le Soi.
C’est lui qui orchestre la psyché, lui qui contient tout, le haut et le bas, la lumière et l’ombre, la structure et le chaos. Le problème, c’est que le Moi est trop petit pour le voir en entier. Il fait ce qu’il peut : il organise, il range, il classe. Il trie ce qui est acceptable et il refoule le reste. Mais le Soi, lui, ne trie pas. Il prend tout.
Et c’est précisément ce que Bosch a peint dans Le Jardin des Délices. Un tableau qui n’explique rien, qui ne tranche pas, qui n’offre ni morale ni hiérarchie. Tout est là, en même temps. C’est beau, c’est grotesque, c’est absurde, c’est fascinant. C’est le Soi dans toute sa splendeur : un lieu où coexistent les contraires, où le Moi n’a pas d’autre choix que de s’incliner devant la totalité.
Le Soi : une totalité qui dépasse le Moi
Pour Jung, le Soi n’est pas un état figé, c’est un mouvement, une dynamique d’intégration. Contrairement au Moi, qui est limité à la seule conscience, le Soi contient aussi l’inconscient, l’Ombre, les pulsions archaïques, les tensions que l’on ne veut pas voir.
Le problème, c’est que le Moi ne supporte pas cette complexité. Il voudrait bien que tout soit clair, qu’il y ait du bien et du mal, du pur et de l’impur, du sens et du non-sens. Bosch, lui, a bien compris que ce fantasme d’ordre absolu est une illusion.
Regardez Le Jardin des Délices. Ce n’est pas une vision du paradis, ni une scène d’orgie, ni un cauchemar religieux. C’est tout ça en même temps. Les corps s’enlacent, les fruits explosent, les animaux se transforment en machines, les visages sont en extase ou en panique. Rien n’est stable, tout est métamorphose, tout est intégration. C’est un Soi en mouvement, un équilibre qui inclut le chaos.
Pourquoi le Moi ne supporte pas le Soi
Le Moi, c’est le petit bureau de contrôle qui pense organiser la psyché. Il veut des repères, il veut des frontières claires. Mais le Soi ne fonctionne pas ainsi. Il veut tout, il englobe tout. Il n’a aucun problème à ce que l’homme devienne poisson, que la pomme devienne femme, que la jouissance et la terreur soient dans le même geste.
C’est pour cela que Le Jardin des Délices dérange autant. Ce n’est pas simplement parce qu’il montre du sexe ou de la démesure, c’est parce qu’il refuse de choisir. Bosch ne nous dit pas ce qui est bien et ce qui est mal, il nous dit simplement ce qui est. Et ça, c’est insupportable pour un Moi qui veut à tout prix classer, juger, hiérarchiser.
Quand Jung parle du processus d’individuation, il ne parle pas d’un Moi qui impose son ordre, mais d’un Moi qui accepte d’élargir son territoire, qui laisse entrer l’ombre, l’inconscient, l’instinct, tout ce qu’il avait soigneusement tenu à distance. Bosch nous montre ce que cela signifie : une psyché où rien n’est exclu, où tout coexiste dans un grand théâtre sans logique apparente.
Le Soi est un espace où les contraires se réconcilient
L’erreur serait de croire que Le Jardin des Délices est un délire chaotique. Ce n’est pas un rêve sous acide, ce n’est pas une toile abstraite jetée au hasard. Il y a une organisation sous-jacente, un ordre plus vaste qui dépasse la logique du Moi. C’est exactement ce que Jung dit du Soi : il ne supprime pas le chaos, il lui donne une place.
Dans l’iconographie chrétienne, le paradis est souvent une image figée, une vision bien ordonnée où tout est à sa place. Bosch, lui, refuse ce figement. Son paradis est un lieu de transformation, où l’identité n’est jamais fixe. Le Soi est ce lieu : un espace où toutes les forces se rencontrent, s’affrontent, s’entrelacent, sans que l’une domine l’autre.
La preuve ? Même au sein du panneau central, il y a un équilibre visuel. Ce n’est pas une anarchie totale, c’est une danse, un agencement d’éléments qui, malgré leur profusion, tiennent ensemble. Comme dans un mandala tibétain, tout tourne autour d’un centre invisible.
Bosch a peint ce que Jung a décrit
Ce que Bosch nous dit, c’est que le Soi ne rejette rien. Il n’est ni bien ni mal, ni clair ni obscur. Il est une totalité qui englobe le désir, la peur, la beauté, la démesure, l’informe et l’harmonieux.
Jung aurait adoré ce tableau. Il aurait vu dans Le Jardin des Délices un manifeste du Soi, une image où le Moi se retrouve confronté à son propre vertige, où il doit apprendre à ne plus choisir, mais à tout accueillir.
La question, finalement, est celle-ci : face à un tel tableau, que ressentez-vous ? Fascination, malaise, joie, incompréhension ? Votre Moi est-il prêt à dialoguer avec ce que Bosch met sous vos yeux, ou préfère-t-il refermer la porte et nier ce qui le dépasse ?
Parce que c’est bien ça, la véritable épreuve du Soi : accepter d’être plus vaste que ce que l’on croyait.
Bibliographie
Jung, C.G. Les archétypes et l’inconscient collectif. Paris : Gallimard, 1964.
Jung, C.G. Psychologie et alchimie. Paris : Buchet/Chastel, 1970.
Von Franz, Marie-Louise. L’Individuation et le Soi. Paris : La Fontaine de Pierre, 1981.
Hillman, James. Re-Visioning Psychology. Harper Perennial, 1975.
Bosch, Jérôme. Le Jardin des Délices, 1490-1510, huile sur bois, Musée du Prado.
Panofsky, Erwin. Essais d’iconologie. Paris : Gallimard, 1967.
Didi-Huberman, Georges. Devant l’image. Paris : Minuit, 1990.
Notions psychanalytiques évoquées
Le Soi (Jung) → Principe organisateur total de la psyché, intégrant conscience et inconscient. Contrairement au Moi, il ne trie pas, il unifie.
Le Processus d’Individuation (Jung) → Mouvement par lequel l’individu intègre progressivement les éléments inconscients refoulés pour accéder à une conscience plus vaste.
L’Ombre (Jung) → Partie inconsciente du psychisme, contenant tout ce qui a été rejeté par le Moi. Le Soi intègre l’Ombre au lieu de la refouler.
L’Inconscient Collectif (Jung) → Réservoir d’images primordiales qui reviennent dans les mythes et les rêves, et qui structurent l’expérience humaine.
Le Regard (Lacan) → Une image ne se contente pas d’être regardée, elle nous regarde en retour, mettant en crise notre perception du réel.