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JUNG : Le Moi et la fresque de l'Ecole D'Athènes.

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • 6 févr.
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 9 févr.




On se croit stable, structuré, unifié. On se raconte qu’on est un Moi bien ancré, souverain dans son royaume intérieur. Illusion. Le Moi jungien est un funambule pris entre deux précipices : d’un côté, l’abstraction flottante, cette tentation de s’élever vers les hauteurs de l’esprit pur. De l’autre, l’enracinement pesant, la matière, la lourdeur du concret.


Raphaël, en 1509, a peint cette tension avec une clarté magistrale dans L’École d’Athènes. Un tableau ? Non. Un champ de bataille silencieux où Platon et Aristote s’affrontent sur le sens du réel, et où le spectateur est pris au piège.


Regardez bien : au centre, deux figures dominent la composition. Platon lève la main vers le ciel, revendiquant que la vérité est là-haut, dans le monde des Idées. Aristote, lui, désigne la terre, rappelant que tout ne peut être pensé sans être incarné. Entre ces deux pôles, un espace. C’est ici que se joue la tragédie du Moi.


Un Moi en tension entre le ciel et la terre

Jung ne s’est jamais satisfait d’un Moi unifié, souverain, installé confortablement à la barre. Le Moi est un équilibre précaire, un point de rencontre entre la conscience et l’inconscient, entre le tangible et l’invisible. Il n’est pas tout-puissant, il est négociateur.


Dans L’École d’Athènes, ce combat prend corps. Platon, le philosophe des Idées, veut que tout remonte vers les hauteurs. Le Moi qui s’identifie trop à lui fuit dans l’abstraction, cherchant à se délester de la matière, à ne plus rien devoir aux contingences terrestres. Ce Moi-là se prend pour un pur esprit. Il veut voir son reflet dans le ciel, à la manière du Narcisse de Caravage, fasciné par sa propre image, captif d’un miroir qui ne renvoie que lui-même.


À l’inverse, Aristote ramène tout vers la terre, vers l’expérience, le tangible, la logique du concret. Il est le philosophe de la structure, du bon sens appliqué, de l’objectivité méthodique. Le Moi qui s’attache trop à lui se fige dans la raison pure, dans l’ordre absolu, au point d’en oublier que l’être humain est aussi traversé d’invisible, d’intuitions, de chaos. Ce Moi-là finit par ressembler au personnage de Magritte dans Le Fils de l’Homme, enfermé derrière une façade rationnelle, masquant ce qui lui échappe sous une apparente clarté.


Mais le Moi ne peut pas choisir un camp. S’il se range totalement du côté de Platon, il se dissout dans l’inatteignable, incapable d’habiter le monde. S’il épouse Aristote, il devient rigide, écrasé sous le poids de la raison, incapable de percevoir ce qui se joue dans l’ombre.

Le secret est ailleurs : dans l’espace entre les deux.


Le Moi est une interface, pas un trône

Chez Jung, le Moi n’est pas un centre absolu, c’est une interface. Il se tient entre des forces opposées, il absorbe, il filtre, il tente de donner du sens au tumulte intérieur.


Dans L’École d’Athènes, ce dialogue entre Platon et Aristote n’est pas une dispute, mais une négociation. Le tableau nous montre un espace où les idées circulent, où les positions s’articulent les unes aux autres. C’est ainsi que fonctionne le Moi jungien : il ne règne pas, il compose.


Mais cette composition est fragile. L’erreur serait de croire qu’on peut s’installer quelque part pour toujours, qu’on peut stabiliser une fois pour toutes son identité. Or, le Moi est un funambule, toujours en train de basculer d’un côté ou de l’autre.


Prenez Raphaël lui-même : son art est à la croisée de la rigueur classique et du souffle visionnaire. Son pinceau ne choisit pas : il harmonise. Comme tout bon Moi, il tient les tensions en équilibre.


L’individuation, ou comment ne pas sombrer dans l’un ou l’autre excès

Jung appelle individuation ce processus par lequel le Moi élargit sa conscience sans se laisser engloutir ni par le rationnel, ni par l’inconscient.


Dans L’École d’Athènes, cette quête de synthèse est incarnée par la disposition même des figures. Regardez l’architecture : une grande voûte englobe la scène, comme si tout ce tumulte philosophique trouvait un ordre supérieur, un cadre plus vaste. Le Soi est ce cadre, l’arche qui permet d’englober les contradictions sans les nier.


C’est là que réside la clé. Le Moi n’est pas le but, il est un passage. S’il s’identifie totalement à une posture, il s’appauvrit. Mais s’il accepte sa place d’intermédiaire, il devient un point d’équilibre dynamique, un espace en perpétuelle évolution.


L’artiste le sait mieux que personne. Peindre, c’est tenir cette tension entre abstraction et incarnation. Trop de concept, et l’image devient froide. Trop de matière, et l’idée s’efface sous la technique. Le Moi, comme la peinture, ne tient debout que s’il laisse circuler ce qui le traverse.


Alors, où se tient le Moi ?

Platon et Aristote ne sont pas là pour qu’on choisisse un camp. Ils sont là pour qu’on apprenne à tenir entre eux.


Le Moi jungien est ce qui organise, ce qui filtre, ce qui pense être au centre. Mais il n’est qu’un espace de passage, une interface mouvante qui tente d’articuler ce qui, en nous, résiste à être unifié.


Alors, que faire ? Peut-être commencer par accepter que le Moi n’est pas un territoire conquis, mais un équilibre en devenir. Ne pas trop se prendre pour Platon, sous peine de s’évaporer dans le ciel. Ne pas trop se prendre pour Aristote, sous peine de finir enfermé dans la pierre.


Et surtout, ne pas croire que l’on est maître de tout ce qui nous traverse.

Le Moi n’est qu’un passager. Mais avec un peu d’habileté, il peut apprendre à naviguer.


Le Moi n’a jamais été aussi bien mis en scène que dans L’École d’Athènes. Un équilibre précaire entre deux pôles, une négociation permanente, une tension productive. Il n’est pas une vérité figée, mais une énigme en mouvement.


 

Bibliographie

Jung, C.G. Les archétypes et l’inconscient collectif. Paris : Gallimard, 1964.

Jung, C.G. Dialectique du moi et de l’inconscient. Paris : Buchet/Chastel, 1973.

Panofsky, Erwin. Essais d’iconologie. Paris : Gallimard, 1967.

Didi-Huberman, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Minuit, 1992.

Raphaël. L’École d’Athènes, 1509-1511, fresque, Palais du Vatican.

Magritte, René. Le Fils de l’Homme, 1964, collection privée.

Caravage, Michelangelo Merisi da. Narcisse, 1597-1599, Galerie nationale d’art ancien, Rome.


 

Notions psychanalytiques évoquées

Le Moi (Jung) → Centre de la conscience, mais non souverain. Il tente de structurer la psyché mais reste dépendant de l’inconscient.

Le Soi (Jung) → Totalité psychique englobant conscience et inconscient. Le Moi en est une partie, mais ne peut jamais s’y identifier totalement.

L’Individuation (Jung) → Processus par lequel le Moi intègre progressivement des éléments inconscients, sans se laisser engloutir.

La Persona et l’Ombre (Jung) → Le Moi navigue entre ces deux forces : la Persona (masque social) et l’Ombre (ce qui est refoulé).

La Dialectique du Sujet (Lacan) → Le Moi croit être unifié, mais il est toujours en tension entre ce qu’il veut être et ce qui lui échappe.


 


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