top of page

Goya, Milgram et la soumission au regard : une lecture psychanalytique de l’obéissance silencieuse

  • Photo du rédacteur: Fabrice LAUDRIN
    Fabrice LAUDRIN
  • il y a 2 jours
  • 4 min de lecture
Goya, F. de. (1814). El tres de mayo de 1808 en Madrid,  Museo del Prado. Domaine public.
Goya, F. de. (1814). El tres de mayo de 1808 en Madrid, Museo del Prado. Domaine public.

À travers une lecture croisée du tableau El tres de mayo de 1808 en Madrid de Francisco de Goya (1814) et de l'expérience de psychologie sociale menée par Stanley Milgram en 1963 sur l'obéissance à l'autorité, cet article interroge les conditions de désubjectivation liées au regard et à l'injonction intériorisée. Nous défendons l'idée que le tableau ne représente pas seulement une scène de violence historique, mais une figuration clinique du moment où le sujet abandonne son discernement au profit d'une autorité symbolique.

Cette lecture permet d’ouvrir un champ opératoire pour la psychanalyse du Seuil, centrée sur les seuils de renoncement, les pactes implicites et les gestes désubjectivés dans la parole analysante.


En 1963, Stanley Milgram publie une série d’expériences sur l’obéissance à l’autorité dans lesquelles des sujets ordinaires sont amenés à infliger des chocs électriques à un tiers, simplement parce qu’une figure d’autorité — un expérimentateur en blouse blanche — leur en donne l’ordre. L’enseignement majeur de Milgram est que l’homme peut en venir à suspendre son propre jugement moral au profit d’une structure symbolique suffisamment légitime.


Or, ce que Milgram démontre dans le cadre expérimental, Francisco de Goya l’avait déjà figuré plus d’un siècle auparavant, dans El tres de mayo. Cette œuvre majeure, peinte en 1814, ne représente pas une simple exécution militaire. Elle constitue, selon notre hypothèse, une mise en scène puissante de la désubjectivation par obéissance implicite. Le regard évité des soldats, la posture figée du condamné, l’absence d’individualité dans le geste de mort : tout indique ici un dispositif où l’autorité n’est plus extérieure mais intériorisée.


L’expérience de Milgram : de l’autorité au geste sans sujet

Milgram observe que des individus, pourtant conscients de la souffrance qu’ils infligent, continuent d’administrer des punitions, tant que l’autorité assume la responsabilité morale. Ce transfert de responsabilité produit un effet fondamental : le sujet cesse de se penser comme sujet agissant. Il devient exécutant d’un scénario symbolique, dans lequel l’autorité fonctionne comme décharge du conflit moral.


Ce basculement psychique — du jugement personnel vers l’automatisme social — est central dans l’expérience. Il permet de comprendre comment un acte peut être commis sans adhésion subjective, simplement par le jeu d’une consigne reçue et acceptée comme "justifiée" par un contexte symbolique.


Goya : du geste militaire à la scène clinique

Dans El tres de mayo, un groupe de soldats fait feu sur un homme désarmé. La scène, figée dans une tension dramatique exceptionnelle, oppose frontalement deux temporalités : celle du geste militaire (organisé, anonyme, mécanique) et celle du supplicié (ouvert, implorant, incarné). Les fusils sont braqués, les visages absents, les corps tendus. Rien n’indique une haine, une violence personnelle ou un conflit émotionnel.


Le condamné, bras levés, ne regarde pas seulement la mort.

Il regarde des hommes qui ne le regardent pas.

Il regarde des fonctions.

Des gestes exécutés sans sujet.

Le tableau devient un théâtre figé de l’obéissance mécanisée.

Il met en scène ce que Milgram démontre :

Un acte peut être accompli sans haine, sans plaisir, sans conscience — simplement parce qu’il est attendu.

Lecture psychanalytique : la parole qui obéit à l’insu du sujet

Dans le cadre de la psychanalyse du Seuil, cette scène permet de poser une question clinique essentielle :

Quand un sujet parle, agit ou répète quelque chose — est-ce encore lui ?

Ou est-ce déjà un autre à travers lui ?


Nous entendons souvent en séance des formulations comme :

“Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça.”
“C’était plus fort que moi.”
“On m’a toujours appris que c’était comme ça.

Ces énoncés sont les traces d’un automatisme symbolique, d’une obéissance intériorisée, dans laquelle le sujet n’est plus que le porteur d’une injonction non questionnée.


Le rôle de l’analyste du Seuil est ici de repérer les gestes qui ne sont pas choisis,les phrases dites non pour exprimer mais pour correspondre,et de rouvrir l’espace du doute dans l’acte répété.


Le regard de l’analyste : autorité ou tremplin

Le regard, dans la scène de Goya, est totalement orienté : les soldats ne regardent pas leur victime, ils regardent leur propre consigne.


Dans le cabinet, le regard de l’analyste peut parfois, à son insu, réactiver cette mécanique. Trop de silence, trop de posture, trop d’attente codée, et le patient se met à parler pour être conforme, et non pour se découvrir.


La tâche de l’analyste n’est pas de porter une neutralité vide. C’est de rester un corps vivant, un sujet qui accueille le trouble — et non qui le normativise.


Désobéir au silence

Goya, comme Milgram, nous enseigne que le sujet peut disparaître dans un geste accompli sans colère. Et c’est précisément dans ces gestes-là, dans ces silences-là, dans ces répétitions neutres, que le symptôme se loge avec le plus de violence.


La psychanalyse du Seuil ne cherche pas à dénoncer ce mécanisme. Elle cherche à l’écouter. À faire entendre la tension. À offrir la possibilité que ce qui fut toujours obéi puisse un jour être regardé autrement.

Le tableau devient alors un miroir pour l’analyste lui-même :

Êtes-vous en train d’écouter ?
Ou êtes-vous déjà devenu la consigne silencieuse qui fait plier la parole ?
 

Références

Milgram, S. (1963). Behavioral Study of Obedience. Journal of Abnormal and Social Psychology, 67(4), 371–378. https://doi.org/10.1037/h0040525

Goya, F. de. (1814). The Third of May 1808. Museo del Prado. Domaine public. https://commons.wikimedia.org/wiki/File:El_Tres_de_Mayo,_by_Francisco_de_Goya,_from_Prado_thin_black_margin.jpg

Site propulsé par le Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse - 2025

8 rue de Rozambidou F-29930 Pont-Aven

Tous les textes et graphismes n'engagent que leurs auteurs... et ne sont pas libres de droits.

bottom of page