De Fontaine à l’Interstice : Duchamp, les archétypes et la Psychanalyse du Seuil.
- Fabrice LAUDRIN
- 10 févr.
- 20 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 févr.

En mai 1917, l’édition du deuxième numéro de The Blind Man marque un tournant décisif dans l’histoire de l’art contemporain. Louise Norton y défend avec une élégance grinçante Fontaine, cet urinoir signé par Marcel Duchamp sous le pseudonyme de Richard Mutt. Ce geste, à première vue potache, provoque pourtant un séisme esthétique majeur : l’objet banal devient œuvre d’art par la simple intention de l’artiste, bousculant au passage quelques convictions bien ancrées dans les esprits institutionnels de l’époque. Et si l’art n’était plus dans la main, mais dans l’idée ?
Duchamp, habile manipulateur des cadres symboliques, y joue clairement le rôle du Trickster. Dynamiteur d’ordres et amuseur intellectuel, il bouleverse les hiérarchies et invite à reconsidérer les limites mêmes de l’art. Avec lui, l’art se transforme en terrain de jeu conceptuel, une passerelle où l’objet se fait interstice, flottant entre réalité fonctionnelle et fiction esthétique. Le monde de l’art venait de prendre une claque, et il n’en finirait pas de la commenter.
Mais cette logique du dépassement ne s’arrête pas à Duchamp. Elle devient le moteur d’une avant-garde obsédée par la rupture : chaque mouvement cherchant à enterrer le précédent sous une nouvelle couche de provocations et de transgressions. Le Pop Art, le Minimalisme, et l’Art conceptuel multiplient les tentatives pour aller toujours plus loin, jusqu’à se heurter à une question cruciale : que reste-t-il à dépasser quand l’art a abandonné toute matérialité ?
C’est là qu’intervient Yves Klein, héritier à la fois du geste duchampien et de l’esprit du Trickster. Mais son Trickster n’est plus un simple provocateur : il devient un mystique, cherchant à ouvrir des portes vers l’immatériel. Klein transforme l’espace artistique en seuil vers l’absolu, faisant du vide une expérience totale.
Pourtant, cette évolution du dépassement connaît ses propres limites. L’immatériel devient une impasse pour l’art contemporain, risquant la dissolution dans l’invisible. Entre Duchamp et Klein, le Trickster change de visage, évoluant du dynamiteur au passeur, mais la question demeure : le dépassement est-il encore possible, ou doit-il être réinventé ?
Fontaine de Duchamp : Le Trickster et la révolution du dépassement
Ce qui fait date en 1917, ce n’est pas tant l’urinoir posé à l’entrée de l’histoire de l’art que le mécanisme conceptuel qui s’enclenche derrière lui. Fontaine, présentée sous le pseudonyme de R. Mutt, n’a rien d’une provocation brutale. C’est une diversion élégante, une mécanique d’horloger ironique où chaque engrenage vise à déplacer notre regard. Duchamp ne crie pas, il chuchote, mais dans ce murmure, il propose de faire basculer les certitudes esthétiques avec une économie de moyens admirable. Un simple urinoir devient un piège mental où la question n’est plus celle de la beauté ou de la virtuosité, mais de savoir comment, où et par qui l’art se déclare.
L’affaire aurait pu rester une anecdote amusante, une bravade de salon pour artistes en quête de renouveau. Mais Duchamp savait qu’il jouait une partition bien plus sérieuse, celle du Trickster, ce personnage ambivalent des mythes, toujours en déplacement, toujours en train de brouiller les frontières. Hermès, chez les Grecs, vole et invente la lyre dans le même geste. Loki, dans les légendes nordiques, transforme les rôles pour mieux révéler ce qui était caché. Duchamp agit de la même manière : il n’annule rien, il déplace les pièces sur l’échiquier, modifie l’éclairage et laisse les spectateurs conclure ce qu’ils veulent.
Il aurait été facile d’opposer une fin de non-recevoir à Fontaine, de la ranger dans la catégorie des plaisanteries dadaïstes, comme l’ont fait certains critiques de l’époque. Mais Duchamp ne propose jamais une blague gratuite : il crée une ambiguïté durable, une zone de turbulences où le spectateur se trouve seul avec ses propres définitions de l’art. Si l’objet est devenu œuvre, c’est par son regard, non par l’objet lui-même. En cela, Duchamp pose les bases d’une révolution : l’art peut désormais être une idée, un déplacement, une tension plutôt qu’une forme figée.
À partir de là, l’histoire de l’art se réécrit sur ce modèle. Ce que Duchamp ouvre avec une élégance discrète devient une mécanique culturelle implacable : chaque génération tente de dépasser ce qui a été précédemment dépassé, de faire toujours mieux que la transgression précédente. En quelques décennies, les avant-gardes transforment cette logique en stratégie permanente, cherchant chaque fois à redéfinir les contours du possible. L’art devient un territoire mouvant, un terrain d’expérimentation où l’idée l’emporte sur la matière.
Mais dans cet enthousiasme, une tension se glisse : le dépassement devient structurel. Ce qui devait être un espace de liberté se transforme en rituel, une habitude presque prévisible où chaque nouvel acte de rupture s’inscrit dans un jeu d’échecs esthétique. Le Pop Art fait des icônes de la consommation ses nouvelles Madones, le Minimalisme réduit la forme à sa plus simple expression et l’Art conceptuel pousse la logique duchampienne jusqu’à la disparition complète de l’objet. Ce qui était un acte libre devient un canon esthétique, une machine à fabriquer du dépassement.
Duchamp n’a jamais voulu devenir prophète d’un système. Son geste était avant tout une invitation à repenser les règles, pas à les remplacer par un autre dogme. Pourtant, l’espace qu’il ouvre reste laissé en suspens, et c’est là qu’intervient une figure comme Piero Manzoni. Si Duchamp manie l’ironie subtile et la digression élégante, Manzoni, lui, préfère l’attaque frontale. Avec Merda d’artista, il radicalise le geste duchampien. Le détournement d’objet cède la place à une subversion plus directe, où la valeur de l’art devient à la fois le sujet et l’objet de l’œuvre.
Entre Duchamp et Manzoni, le Trickster évolue. Il passe du statut de passeur intellectuel, offrant des ambiguïtés à déchiffrer, à celui de provocateur assumé, déstabilisant les certitudes économiques et symboliques de l’art contemporain. Mais dans cette évolution se dessine un nouveau terrain, celui que Yves Klein explorera en abandonnant l’ironie pour une quête de l’immatériel. Là où Duchamp joue avec les cadres symboliques, Klein tentera de les dissoudre dans l’infini.
Filiation du Trickster : De Duchamp à Klein, en passant par Piero Manzoni
Duchamp n’est probablement pas le premier Trickster, et ce n’est pas le dernier non plus. En 1917, il ouvre une brèche, puis d’autres vont s’y engouffrer rapidement, chacun apportant une intensité nouvelle. Piero Manzoni est de ceux-là. Là où Duchamp laissait planer une ironie subtile, Manzoni refuse la retenue. Avec lui, la provocation devient totale, presque brutale. La réflexion sur l’art bascule dans le geste radical, transformant la question duchampienne — qu’est-ce que l’art ? — en une performance existentielle, où l’artiste lui-même devient objet de sa propre mise en scène.
Piero Manzoni : Un Trickster radical
En 1961, Manzoni scelle 90 boîtes métalliques qu’il étiquette Merda d’artista. Il prétend y avoir enfermé ses propres excréments, pesés à 30 grammes pièce. Le geste est à la fois déroutant et poétique, oscillant entre provocation crue et réflexion conceptuelle sur la valeur attribuée à l’œuvre d’art. Chaque boîte est vendue au prix du poids de l’or : l’excrément devient précieux, symbolisant non plus une réalité matérielle mais la pure spéculation artistique.
Avec Manzoni, le Trickster devient plus agressif, prêt à attaquer frontalement les fondements mêmes du marché de l’art. Là où Duchamp se contentait de déplacer l’objet, Manzoni attaque la logique de la signature, du fétichisme de l’authenticité et de l’aura de l’artiste. Ses œuvres questionnent la manière dont la valeur de l’art est construite, jouant sur une frontière toujours plus fine entre le banal et le sacré, le dérisoire et le symbolique.
Il ne s’arrête pas là. Dans Corpi d’aria, Manzoni vend des ballons gonflés d’air qu’il présente comme des sculptures éphémères, de purs fragments d’espace. Chaque ballon devient une œuvre en suspension, une métaphore subtile de l’art comme pur potentiel, une promesse toujours sur le point d’éclater. Le quotidien se métamorphose : l’air, l’excrément, la matière brute deviennent des seuils symboliques, des interstices où la signification vacille. Manzoni ne détruit pas l’art, il joue avec ses mécanismes les plus profonds, les exposant à nu, les tordant jusqu’à ce qu’ils révèlent leurs failles.
Dans ce rôle de Trickster, Manzoni est un agitateur intelligent, toujours sur le fil entre sérieux et blague métaphysique. Ses œuvres forcent le spectateur à s’interroger sur l’authenticité, mais aussi sur la valeur de la présence, du geste, du souffle.
Marcel Dzama et les figures récurrentes du Trickster
Manzoni disparaît tragiquement en 1963, mais l’esprit du Trickster lui survit. Dans les décennies qui suivent, des artistes continuent à manipuler les codes, mêlant jeu et ambiguïté symbolique. Marcel Dzama, en particulier, reprend cette figure dans une approche plus narrative et onirique, convoquant des mondes fictifs peuplés d’étranges personnages, parfois violents, souvent absurdes.
Dzama, dans ses films et dessins, rend hommage à Duchamp, jouant sur les identités multiples et la mise en scène de l’irréalité. Ses figures masquées évoquent des rituels inconnus, des danses cryptiques où le spectateur devient témoin d’une transformation sans explication claire. Le Trickster chez Dzama n’est pas frontal comme chez Manzoni : il rampe dans l’ombre, insinue le doute, flirte avec le grotesque et l’absurde.
C’est une mise en abîme constante : chaque œuvre est un miroir déformant, un jeu de références où l’artiste devient lui-même une figure de transition, un passeur entre différents mondes symboliques. Avec Dzama, la réalité perd sa solidité, glissant vers des territoires où tout semble possible, mais où les repères se dissolvent à mesure qu’on croit les saisir.
L’héritage du Trickster chez Yves Klein
Si Marcel Dzama prolonge le Trickster dans l’univers du jeu narratif, Yves Klein en donne une version plus mystique et performative. Là où Duchamp et Manzoni interrogent les fondements de l’objet et de la valeur, Klein pousse l’art vers une quête de l’immatériel et de l’absolu.
Ses performances ne sont plus des blagues savantes ni des provocations : elles deviennent des rituels, des expériences de transcendance directe. Dans Le Saut dans le vide (1960), Klein ne se contente pas de représenter le dépassement : il le vit, physiquement, en se jetant dans l’espace, le corps tendu vers l’infini. Ce geste, soigneusement mis en scène, capture le passage entre présence et absence, entre le monde tangible et l’univers de l’imaginaire.
Dans ses Anthropométries, Klein transforme le corps féminin en pinceau vivant, déplaçant l’acte pictural vers une expérience performative totale. Le corps, l’espace, la trace deviennent les nouvelles frontières du geste artistique. Là où Duchamp jouait avec l’objet, Klein annule l’objet pour ne laisser que l’énergie du geste, cette empreinte fugace entre ce qui était et ce qui reste.
Klein est toujours un Trickster, mais plus proche du mystique que du farceur. Il n’invite pas au doute mais à l’immersion totale, à l’abandon des catégories rationnelles pour entrer dans une expérience purement sensorielle et cosmique. Son bleu IKB, cet International Klein Blue, n’est pas une couleur : c’est un seuil, une porte ouverte vers une autre perception du monde.
Klein pousse le rôle du Trickster à son extrême. Là où Duchamp et Manzoni restaient ancrés dans le jeu symbolique et la matière, Klein cherche à s’en extraire complètement. Son art touche à l’immatériel, à l’expérience du seuil pur, mais ce chemin ouvre une question essentielle : qu’y a-t-il au-delà de l’immatériel ?
Ce que Klein a bloqué
La radicalité de Klein n’est pas sans conséquences. Lorsque Duchamp et Manzoni laissent toujours une marge de jeu, une ambiguïté fertile, Klein atteint une forme d’absolu qui risque de devenir une impasse. Après Klein, la question est vitale : comment dépasser ce qui n’a plus de forme ?
Le problème de l’immatériel se pose ici dans toute sa complexité. L’œuvre, devenue pure expérience, se dissout dans le moment présent, laissant peu de traces palpables. La matérialité disparaît, et avec elle, le dialogue entre l’objet et le spectateur. Klein touche à l’infini, mais il ne laisse aucune porte pour revenir. L’art semble alors s’approcher d’un point de non-retour, où il ne peut que s’évanouir dans sa propre disparition.
Le bleu IKB (International Klein Blue), si riche en promesses, devient presque un horizon clos. À force de vouloir tout ouvrir, Klein semble refermer le champ artistique sur une pureté absolue mais fragile. Ce bleu, symbole de l’infini, devient parfois un mur, une limite infranchissable pour ceux qui veulent aller plus loin.
Ce que Klein a permis
Pourtant, Klein n’est pas qu’une impasse. Il est aussi un grand ouvreur d’espaces, celui qui a permis à l’art de franchir des seuils jusque-là inimaginables. Là où Duchamp posait des questions, Klein offre des expériences, des moments d’immersion totale, où le corps, l’espace et la trace deviennent les véritables matériaux de l’œuvre.
Ses Anthropométries sont l’exemple parfait de cette transformation. Les corps féminins enduits de bleu deviennent les pinceaux vivants d’un rituel pictural, où le geste compte autant que la trace laissée sur la toile. Le spectateur n’est plus un simple observateur : il est témoin d’un acte. L’œuvre devient un événement, une mémoire d’un passage.
Plus encore, Klein ouvre la voie à l’art performatif, au happening, à toutes ces pratiques où le temps réel devient l’espace de l’art. Il prépare également le terrain pour l’art numérique et les installations immersives contemporaines, où l’œuvre n’est plus un objet fixe mais un environnement, une expérience totale.
Klein a donc permis l’élargissement de l’art vers une dimension cosmique et temporelle, un espace où le visible et l’invisible se rencontrent, où le geste devient seuil.
Une ouverture vers l’interstice
Si Klein atteint les limites du dépassement, il ouvre aussi une nouvelle possibilité : celle de l’interstice, cet espace de tension et de rencontre, plus fluide, plus dynamique, où l’art ne cherche plus à rompre ni à dépasser, mais à habiter un entre-deux.
L’interstice n’est ni l’immatériel pur ni l’objet figé. C’est un passage, une membrane, un lieu où l’œuvre se réinvente sans cesse, entre présence et absence, visible et invisible, fini et infini. Ce que Klein a amorcé, la Psychanalyse du Seuil le réinterprète : l’œuvre devient un espace de transition, une articulation vivante entre différentes réalités, un point de rencontre entre temporalités multiples.
Le bleu de Klein, d’horizon fermé, peut redevenir un interstice. Plutôt qu’une quête d’absolu, il devient un espace de résonance, un point de passage où passé, présent et futur coexistent. Klein, en explorant le seuil, a permis de penser l’art comme une dynamique ouverte, un lieu de transformation permanente, un interstice actif, toujours en mouvement.
Estomper les archétypes sous-tendus de Duchamp à Klein ?
Les archétypes de Jung, ces grandes figures symboliques qui traversent les mythes et les récits collectifs, ont longtemps été les piliers invisibles de l’imaginaire humain. Le Héros, l’Ombre, le Vieux Sage, ou encore le Trickster n’étaient pas seulement des personnages : ils servaient de points d’appui, de repères dans les trajectoires humaines, des seuils entre l’expérience personnelle et l’universel. Mais à mesure que le siècle avançait, ces figures ont peu à peu quitté la scène. La déconstruction postmoderne, méthodique et souvent nécessaire, a miné les récits universels, fragmentant le paysage symbolique en une mosaïque d’expériences éclatées.
Dans ce vaste chantier, le collectif a cédé la place à l’individuel, puis à une infinité de récits singuliers, chacun légitime, mais rarement connecté aux autres. L’imaginaire s’est dispersé, perdant peu à peu sa capacité à tisser des liens partagés. Le Trickster, qui avait guidé Duchamp, Manzoni et Klein, s’estompe lui aussi, remplacé par des pratiques souvent dénuées de cette épaisseur symbolique qui permettait à l’art de naviguer entre le jeu, l’ambiguïté et la transformation. L’ironie froide, détachée, prend le relais, mais elle n’offre plus de véritable espace de métamorphose. Elle constate, elle pointe du doigt, mais elle ne propose plus.
Sans figures structurantes, l’art et l’imaginaire collectif risquent parfois de se perdre dans l’éphémère. Le Héros ne triomphe plus, l’Ombre reste sans intégration, et le Trickster ne passe plus entre les mondes ; il disparaît purement et simplement. Ce n’est pas une perte anodine. Ce déracinement symbolique rend le chemin plus ouvert, certes, mais aussi plus déroutant. L’effacement des archétypes, s’il offre une liberté nouvelle, prive parfois l’expérience humaine de ces seuils où le conflit, le doute et la contradiction pouvaient devenir des ressources, des forces de transformation.
Alors, faut-il les retrouver ? Le simple fait de poser la question suscite la méfiance. Le retour aux archétypes pourrait ressembler à une tentative de figer l’expérience dans des modèles trop rigides, de reconstituer des récits totalisants, enfermants. C’est le risque du conservatisme symbolique, celui qui fige le Trickster en caricature de subversion, qui ramène l’Ombre à une menace obscure et univoque, ou qui réduit l’Anima à une figure d’éternelle douceur passive. Mais les archétypes n’ont jamais été des structures statiques. Ils sont des seuils, des passages, toujours en mouvement, des lieux où le temps se plie, où le passé dialogue avec le futur. Ils ne doivent pas revenir sous forme de figures imposées, mais comme des espaces dynamiques, des articulations entre l’intime et le collectif, entre le visible et l’invisible.
Le Trickster peut redevenir cet agent de métamorphose, non plus simple provocateur, mais véritable passeur entre temporalités et réalités multiples. Ce n’est plus un personnage unique, mais un espace d’action, un point de contact entre l’inconnu et le familier. L’Ombre, autrefois symbole de ce qui était rejeté, peut cesser d’être une menace pour devenir un allié, un lieu d’intégration où le refoulé trouve enfin sa voix. Ces figures ne sont pas des modèles rigides, mais des invitations à l’exploration, des repères souples et mouvants, qui ne fixent rien mais ouvrent tout.
Réinterpréter les archétypes n’a rien d’un retour nostalgique ou réactionnaire. C’est une réinvention nécessaire, une manière de reconnecter l’imaginaire à quelque chose de plus vaste, d’y introduire à nouveau des ponts, des seuils, des lieux de transformation où l’art peut retrouver cette profondeur symbolique qu’il a parfois perdue. Loin d’être un simple retour aux grandes figures mythiques, cette réactivation pourrait s’inscrire dans une dynamique beaucoup plus contemporaine, où chaque archétype devient un interstice, un espace de passage entre différentes réalités.
La Psychanalyse du Seuil offre précisément cette voie. Elle propose de penser ces archétypes comme des seuils vivants, des membranes psychiques, où passé, présent et futur coexistent sans jamais se réduire à une seule ligne narrative. Ce que Jung voyait comme des grandes figures universelles peut être réinterprété comme des espaces de résonance, des points d’articulation entre le corps, le temps et l’invisible. Le Trickster, l’Ombre, le Puer Aeternus peuvent alors redevenir des compagnons de transformation, non plus figés dans leur rôle, mais toujours prêts à se métamorphoser, à ouvrir de nouvelles voies.
La Psychanalyse du Seuil : Une nouvelle voie pour les archétypes
Si les archétypes doivent revenir, ce ne peut être qu’en acceptant leur transformation. Ils ne sont plus ces grandes figures immobiles campées sur les hauteurs du psychisme collectif, mais des espaces transitoires, des seuils vivants où l’imaginaire et le réel s’entrelacent. Loin de l’image figée du Trickster ou de l’Ombre éternelle, chaque archétype devient un lieu de passage, une articulation entre différentes réalités.
Dans cette nouvelle lecture, l’archétype n’est plus une destination, mais un trajet en mouvement, une membrane poreuse qui relie des mondes jusque-là séparés. Le Trickster, autrefois figure provocatrice, se métamorphose en interstice actif, un espace où les rôles peuvent se réinventer, où les frontières du possible s’élargissent. Ce n’est plus le farceur iconoclaste d’autrefois, mais un agent de transformation, une zone de rencontre entre le connu et l’inattendu.
Le seuil devient un espace de liberté où les contradictions ne se résolvent pas forcément, mais où elles cohabitent, se croisent, s’enrichissent mutuellement. Chaque archétype peut alors fonctionner comme une interface entre le monde intérieur et les réalités extérieures. À travers le Trickster, par exemple, ce ne sont plus les règles elles-mêmes qui comptent, mais l’expérience du franchissement, cette dynamique toujours en mouvement qui permet de créer des nouvelles voies.
Mais ce qui rend cette approche particulièrement riche, c’est sa dimension temporelle. Le seuil n’est pas un point fixe : il est une articulation de plusieurs temporalités, où le passé, le présent et le futur peuvent coexister sans jamais se réduire à une seule chronologie linéaire. Loin du temps rigide des récits héroïques, il propose un temps souple, circulaire, éclaté, où chaque moment peut dialoguer avec un autre. Ce n’est plus l’histoire d’une conquête, mais celle d’un dialogue entre ce qui a été et ce qui pourrait advenir.
La notion de Moi-peau, développée par Didier Anzieu, enrichit encore cette lecture. Anzieu conçoit le psychisme comme une enveloppe vivante, une membrane qui protège et relie à la fois. Chaque expérience intérieure trouve son écho dans l’extérieur, et vice-versa. Dans ce cadre, les archétypes deviennent eux aussi des membranes, des interfaces psychiques, des surfaces sensibles qui articulent les expériences les plus intimes avec les récits collectifs. L’Ombre n’est plus seulement ce que nous rejetons, mais une surface d’accueil, une possibilité d’intégration. Le Trickster, lui, est cette membrane souple, toujours en train de s’étendre, de s’adapter, de faire entrer l’inconnu dans la conscience.
Dans cette perspective, la Psychanalyse du Seuil propose une alternative féconde au modèle linéaire du dépassement. Lorsque Duchamp, Manzoni et Klein cherchaient toujours à rompre, à dépasser les cadres, l’interstice offre un espace de cohabitation, une dynamique de tension créative qui ne cherche plus à abolir ce qui précède. Le dépassement devient une coexistence, une réinvention perpétuelle dans un espace ouvert et fluide.
C’est ici que l’art trouve un nouveau souffle. L’interstice, loin d’être une simple béance, devient un lieu actif, où des temporalités multiples se croisent, où des formes hybrides émergent, où l’expérience artistique elle-même devient un espace d’articulation entre réel et imaginaire. Il n’y a plus de rupture brutale, mais des passages, des porosités, des entre-deux fertiles où l’artiste, tout comme le spectateur, peut se transformer.
En remplaçant la recherche d’un dépassement sans fin par la dynamique du seuil, l’art cesse d’être une succession de ruptures pour devenir un lieu de métamorphose continue. Ce n’est plus une quête de l’absolu, mais une exploration des possibles, une manière d’habiter l’inconnu sans chercher à le dominer. Chaque œuvre devient alors une expérience de passage, une exploration d’un interstice où les formes, les récits et les temporalités se rencontrent et se recomposent.
Le Trickster, l’Ombre, le Puer Aeternus ne sont plus des figures isolées : ils deviennent des acteurs de la métamorphose, toujours prêts à ouvrir une porte, à créer une zone de tension vivante, un espace d’entre-deux où l’art peut se réinventer sans cesse.
Revenons à la Fontaine de Duchamp
Peut-être est-il temps de revenir à la source. Fontaine, cet urinoir renversé, aurait-il conservé un secret que nous n’avons pas encore complètement déchiffré ? Si Duchamp l’a choisi pour sa simplicité, son insignifiance presque gênante, c’est sans doute pour mieux révéler ce qu’il cachait : une passe symbolique, une zone de bascule, un espace où l’art cesse d’être une forme pour devenir un geste. Mais sous ce déplacement d’apparence anodine se jouent des dynamiques plus profondes, des archétypes en action, des figures enfouies, toujours prêtes à resurgir.
Dans une lecture jungienne, Fontaine se déploie comme un jeu subtil entre le Trickster, l’Ombre et l’Anima. Le Trickster, évidemment présent, en constitue l’âme vive : Duchamp détourne les règles avec une ruse élégante, installant l’objet banal dans un temple de l’art. L’urinoir devient une plaisanterie sérieuse, une faille ironique dans la sacralité muséale. Mais le Trickster n’agit jamais seul. Derrière lui, l’Ombre se déploie, discrète mais essentielle. L’urinoir, associé aux fonctions les plus secrètes du corps, évoque ce qui est habituellement caché, ce qui relève du bas, du refoulé, de l’inavouable. Duchamp, en exposant cette Ombre, renverse l’ordre des valeurs : ce qui était invisible devient central, ce qui était rejeté entre dans le champ de l’art.
L’Anima, enfin, apparaît dans ce geste comme une présence paradoxale. L’urinoir, par sa courbe douce et lisse, pourrait presque évoquer un corps féminin stylisé, une sensualité inattendue surgissant de la froideur de l’objet industriel. Ce glissement subtil transforme l’objet en une figure ambivalente, à la fois fonctionnelle et symbolique, oscillant entre les registres masculin et féminin, entre le caché et l’exposé.
Mais c’est surtout le Trickster, acteur de la métamorphose, qui joue le rôle clé dans Fontaine. Il ne se contente pas de provoquer : il ouvre un seuil, un passage où l’objet et l’art se rencontrent sans jamais se fondre entièrement. C’est précisément là que la Psychanalyse du Seuil trouve toute sa pertinence.
Dans la logique du seuil, Fontaine cesse d’être une rupture pour devenir un espace de transition. L’objet n’est plus simplement déplacé : il est suspendu entre plusieurs réalités, entre sa fonction d’origine et sa nouvelle identité artistique. Ce n’est ni tout à fait un urinoir, ni tout à fait une sculpture. Il est un interstice, une tension vivante entre ces deux états, un lieu de passage où le spectateur lui-même doit naviguer.
En le regardant à travers ce prisme, Fontaine n’est pas une fin de l’art, ni même une provocation. C’est une membrane active, un espace qui relie des mondes séparés, un moment de bascule où le spectateur devient un acteur silencieux, forcé d’intégrer sa propre présence dans l’interprétation. L’objet banal se charge alors d’une puissance symbolique nouvelle, non pas parce qu’il est défini comme œuvre, mais parce qu’il est placé dans une zone de tension, toujours en devenir, jamais totalement stabilisée.
Ce que la Psychanalyse du Seuil propose ici, c’est de comprendre Fontaine non pas comme un geste de rupture, mais comme un lieu d’articulation, un point d’équilibre entre le réel et l’imaginaire, entre le visible et l’invisible, entre l’intime et le collectif. L’urinoir devient un prétexte, une interface. Il ne s’agit plus de ce qu’il est, mais de ce qu’il fait apparaître, de l’espace qu’il ouvre.
Fontaine est alors bien plus qu’un symbole de subversion. C’est un modèle d’interstice, un prototype de ce que l’art peut devenir quand il abandonne la quête du dépassement pour habiter pleinement les seuils, ces zones où les formes anciennes peuvent se recomposer, où l’expérience elle-même devient une œuvre. Duchamp n’a jamais fermé cette porte. Il l’a laissée entrouverte, comme une invitation discrète à continuer à explorer l’entre-deux.
Du dépassement à l’interstice, une invitation à habiter les seuils
Le parcours initié par Duchamp en 1917 avec Fontaine semble avoir ouvert bien plus qu’une simple crise dans l’histoire de l’art. Ce geste minimal, à la fois ludique et fondamental, a progressivement déployé une dynamique où le dépassement est devenu une règle, un rituel presque inévitable. Chaque génération d’artistes, de Manzoni à Klein, a exploré cette logique, cherchant à repousser toujours plus loin les frontières du possible. Mais au terme de cette quête, le dépassement linéaire atteint ses limites : l’objet se dissout, la matière disparaît, et l’art se retrouve face à un mur d’immatérialité.
Pourtant, là où certains voient une impasse, la Psychanalyse du Seuil propose une alternative. Plutôt que de chercher à rompre encore et toujours, elle invite à habiter les interstices, ces zones de tension fertile où le passé dialogue avec l’avenir, où les temporalités se croisent sans se fondre. L’interstice n’est ni rupture ni continuité : il est passage, transformation, articulation active. C’est un lieu où les formes, les récits et les expériences s’entrechoquent, se répondent, s’enrichissent.
Les archétypes, loin d’être des figures figées, peuvent eux aussi redevenir des seuils vivants, des espaces de résonance entre l’intime et le collectif, entre l’imaginaire personnel et les grands récits symboliques. Le Trickster, toujours en mouvement, cesse d’être un simple provocateur pour devenir un acteur de métamorphose, un médiateur entre les contradictions, prêt à ouvrir de nouvelles voies plutôt qu’à les refermer.
L’art, dans cette perspective, n’a plus besoin de chercher une fin, un sommet ou un au-delà. Il peut devenir une exploration de l’entre-deux, un espace d’expérimentation où chaque œuvre est une expérience de passage, un fragment en constante évolution. L’œuvre n’est plus une forme close, mais une interface, une membrane entre réel et imaginaire, présence et absence, corps et symbole.
Ce que Duchamp a amorcé avec Fontaine, ce n’était pas une négation de l’art, mais une ouverture vers un nouveau modèle, un modèle de cohabitation plutôt que de rupture. La Psychanalyse du Seuil prolonge cette intuition, proposant une manière de repenser la création contemporaine non plus comme un acte héroïque ou une simple transgression, mais comme un espace d’hybridation, de dialogue, de résonance multiple.
Habiter les seuils, c’est accepter que rien ne soit jamais complètement défini. C’est reconnaître la richesse du flou, l’énergie des tensions non résolues, la puissance des temporalités croisées. C’est permettre à l’art de redevenir un lieu d’invention collective, un terrain d’échanges entre ce qui est et ce qui reste à imaginer.
Duchamp a laissé la porte entrouverte, il est peut-être temps de la franchir pleinement.
Pour citer cet article
Laudrin, F. De Fontaine à l’interstice : Duchamp, les archétypes et la Psychanalyse du Seuil., Pont-Aven : Cercle Franco-Autrichien de Psychanalyse, Session 1/2025 (2025).
Où voir cette œuvre ?
Bibliographie d’étude
Notions psychanalytiques croisées