David Hammons, Lorsque les marché de l'art a les boules... de neige
- Fabrice LAUDRIN
- 22 mars
- 3 min de lecture
Hammons, D. (1983). Bliz-aard Ball Sale [Acte urbain non documenté]. Harlem, New York.

New York, 1983.
Un homme installe une couverture sur le bitume. Rien ne l’annonce. Rien ne l’encadre. Il est là. La ville passe. Le trottoir ne demande rien. Et sur cette couverture, il aligne des boules de neige.
Pas des sculptures. Pas des objets. Des boules. De neige. Réelles. Fondantes. Blanches, sans identité, sans promesse.
Et il les vend. Une par une. En silence. Pas de sound-machine saturant le trottoir d'Harlem.
Ce n’est pas un gag. Ce n’est pas un happening. Ce n’est pas un statement. C'est un acte. C’est une négociation avec le néant.
Le froid est réel. La neige aussi. L’argent qu’on lui tend également. Mais ce qu’on achète, c’est déjà en train de disparaître. Ce qu’on possède commence à cesser d’exister dès la transaction.
Et c’est là que tout commence à crisser.
Hammons n’a pas besoin d’expliquer.
Il ne produit pas une œuvre. Il met en place un effondrement contrôlé.
Il organise la fonte comme un acte.
La boule de neige n’est pas un signe. Elle est un retrait en train de s’actualiser.
Un objet fait de temps.
Un objet manquant déjà là. Une pure mécanique du désir à la Lacan.
L’économie de l’art repose sur l’idée que ce qui se vend peut durer, se transmettre, se conserver. Hammons fait fondre cette idée — littéralement. Il propose un échange sans mémoire. Un commerce sans relique. Une possession qui ne peut pas se figer.
Et c’est cela, le seuil.
Une frontière traversée sans retour. Une transaction entre un désir et une perte. Une opération non pas de marché, mais de dés-œuvrement programmé.
Tout ici est instable : la matière, la durée, la trace. Même la documentation est incertaine.
La photographie est rare, floue, presque honteuse. Comme si l’appareil savait que capturer, ici, serait un contresens.
Mais ce silence documenté, ce flou photographique, c’est exactement ce que Lacan appelle une “tuché” —le Réel en tant qu’il résiste à la représentation.
Le réel qui fond. Le Réel qui ne peut être transmis. Le Réel qui échappe au symbolique sans se retirer dans l’imaginaire.
Et le spectateur, ou plutôt l’acheteur, se retrouve dans l’absurde pur : il a acheté quelque chose qui lui échappe par essence.
Il repart avec un sac mouillé.
Une tache froide dans la main.
Une perte dont il est complice.
C’est du Dac en creux.
Du non-sens de rue,
du génie d'une nature tout juste pétrie à la main, de l’échec à l'état pur, tout juste humanisé.
« Un chef-d’œuvre est une œuvre qui même s'il n'en reste rien, continue de parler comme si elle avait été exposée. »
Le musée, ici, est le trottoir. L’exposition, c’est la durée de fonte. Et la conservation, c’est le souvenir évanescent.
C’est de l’art sans matière.
Du commerce sans produit.
De la possession sans propriété.
C’est une œuvre qui nie l’idée même d’œuvre, à la frontière de l'homme et de son vernis synthétique —sans un mot, sans une affiche, sans un cartel.
Mais c’est aussi un piège. Un piège à collectionneur, à institution, à archiviste, à critique.
Car si vous voulez l’acquérir, vous l’avez déjà perdue. Et si vous essayez de la documenter, vous l’avez figée. Et donc tuée.
Hammons ne proteste pas contre le marché. Il le refroidit. Il le ramène à l’état de buée sur nos lunettes, de fumisterie au sens étymologique. Et le laisse fondre dans les mains de celui qui voulait le posséder.
Il n’y a pas de chef-d’œuvre ici. Il n’y a qu’un froid parfait. Un effacement qui s’offre. Une ironie exacte. Un sourire sec, silencieux, tendrement complice.
Gioni, M. (2016). David Hammons: Five Decades. Mnuchin Gallery, New York. https://mnuchingallery.com/exhibitions/david-hammons-five-decades
Lacan, J. (1964). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris : Seuil.
Morgan, R. (2010). Art into Ideas: Essays on Conceptual Art. Cambridge University Press.